1.3.07

Orphie boucanée et colombo guimbo Partie 1



Ce matin-là, c'était un Mercredi des Cendres. Pepita Sandragon était dans tous ses états ! Madame avait de la visite prévue pour le déjeuner ! Quand elle arriva en bougonnant dans sa cuisine, à six heures du matin, pourtant, les fourneaux étaient déjà en pleine activité. Sa première fille Pilar, musicienne et artiste-peintre renommée, était déjà à la manoeuvre depuis une bonne heure.
Pour ainsi dire, Pilar était même à la manoeuvre depuis le Mardi-Gras quand un chasseur de ses connaissances lui ramena chez elle à Kalakata ses huit roussettes contre espèces sonnantes et trébuchantes.
Elle commença, selon une habitude bien établie, à prélever le pénis du renard volant. Cela se fit sans mal et elle mit immédiatement l'appendice à bouillir à grande eau. Plus tard elle récupérerait l'os du pénis de l'animal et lui ferait rejoindre les innombrables spécimens d'attributs de mammifères de toute provenance qu'elle conservait depuis des siècles entre matelas et sommier à ressort.
Il fallut ensuite écorcher les volatiles. Pour cela elle eut vite fait de les flamber un par un, puis une fois refroidi, de leur briser la colonne vertébrale afin de détacher la chair de la peau. Parfois elle les traitait différemment ces renards volants : pour les dépecer, elle plongeait lea animaux dans une grande bassine d'eau bouillante et ensuite il n'y avait plus qu'à détacher la peau et à retirer la peau des os.
Enlever les têtes de ces flying foxes n'avait rien de bien ragoûtant, mais il fallut bien s'exécuter et les vider bien proprettement, puis les laver à grande eau citronnée et vinaigrée à trois ou quatre reprises pour se débarrasser du sang. Enfin elle put les découper en quartier et les réserver avant de les mettre à mariner
Elle était arrivée en bateau sur l'île de l'Epée, où demeurait sa mère, la veille au soir avec ses ustensiles et sa marinade de guimbo qui allait macérer toute la nuit. Une marinade à base d'oignons émincés, de vinaigre, de thym, de quatre-épices, cannelle et clous de girofle, sans oublier le poivre concassé. Tout de suite en arrivant avant d'aller se coucher elle avait préparé aussi les garnitures, de quoi s'avancer pour le lendemain, car il y avait à faire. Emincer l'oignon, éplucher l'ail, le gingembre, faire tremper le tamarin dans de l'eau tiède, mélanger tout cela au colombo et écraser le tout dans un mortier.
Et depuis 5 heures du matin qu'elle était réveillée elle n'avait pas chômé, la pauvre. La preuve : son colombo guimbo, son fameux colombo de chauve-souris, embaumait la maison.
Pépita Sandragon s'approcha du canari qui sentait si bon les fleurs et les fruits de fromager et de sapotillier et fit mine de renifler. En réalité elle escomptait se saisir d'un bon morceau de viande, profitant du fait que sa soeur était occupée à se laver les mains, faisant face à l'évier, mais avant même que sa main n'atteignît l'objet de ses convoitises, elle reçut un coup de spatule en bois qui la fit sursauter.
- Aïe. mais on ne respecte plus sa mère ! fit Pépita, faisant mine de froncer les sourcils.
- Bonjour, on a bien dormi ! dit sa fille en souriant. Tu croyais que je ne voyais pas ton manège. Mais on dirait que tu as de moins en moins de réflexes ! Ca t'apprendra à mettre tes mains de femme à cochon dans mon canari !
Elle continua, toujours le dos tourné, à s'essuyer les mains dans une serviette de cuisine qu'elle rejeta nonchalamment sur l'épaule.
- Combien de fois t'ai-je dit qu'on se sert avec une fourchette, qu'on ne remet pas dans le canari la cuillère qu'on a porté à la bouche, et j'ai beau répéter, répéter, tu es toujours là avec tes vieilles habitudes. Si au moins tu demandais...
Pépita se saisit d'une fourchette et piqua un bon morceau dont elle ne fit qu'une bouchée mais qui brûla sa langue. Elle se mit à sauter et souffla en tentant de rafraîchir sa langue.
- oh la la ! c'est chaud !
- Bien fait ! Je trouve même que tu ne t'es pas assez brûlée, fit-elle en riant. Alors ça peut aller ? Et le sel, il est comment ?
- Ca peut aller. Toi, tu me connais avec le sel, je n'en ai jamais assez. Pour moi ça peut aller.
- Ca peut aller, ça va ou c'est excellent ? Je n'ai pas compris ? Explique-toi bien !
Pour pouvoir décider en toutes connaissances de causes, Pépita se préparait déjà à planter sa fourchette une deuxième fois dans le but de pêcher un autre morceau quand Pilar la devança en plaçant un couvercle sur le canari.
- Mais j'ai une fourchette !
- La dégustation est terminée. Tu poursuivras tout cela à table. Tu as oublié peut-être que nous avons des invités ?
- Mais c'est moi qui invite, il faut bien que je vérifie la qualité des plats, quand même, tu exagères ! rétorqua Pépita
- Oui mais c'est toi qui exagères trop. Si je te laisse, il ne va rester pour midi que la peau et les os des guimbos. Et puis souviens-toi. Arsène Tamarin, Flore de Sainte Rita et ton cousin Tito ce sont des invités de marque. Et puis tu ne vas pas passer la journée ici. Tu as oublié que tu dois aller chercher le poisson ? Allez, ouste, laisse-moi terminer mes affaires tranquillement!
Pépita fit semblant de battre en retraite devant Pilar, de déguerpir sans demander son reste. D'autres occasions, de multiples occasions même, se reproduiraient dans la matinée. Elle pourrait se rassasier de guimbo avant même de passer à table.
Mais sa fille aînée avait raison : sans poisson pas d'orphie boucanée et pas d'orphie boucanée pas de mercredi des cendres.
Elle enfourcha une robe, la première qui lui tomba sous la main, se glissa dans une paire de souliers à talons, se donna un coup de peigne en vitesse, enfourna un chapeau de paille, vérifia dans le miroir l'alignement impeccable de sa mâchoire, mit son porte-monnaie au chaud dans son soutien-gorge et sans même avoir pris son bol de café se mit en quête, sac d'osier à la main, de ramener les cinq kilos d'orphie qu'elle avait commandés à son compère Dégardel, maître-sennier devant l'Eternel.

Cinq kilos, c'est peut-être un peu trop quand même. Avec la moitié ce serait amplement suffisant quand même mais ce qui était fait était fait, il valait mmieux qu'on en ait en trop que pas assez. Et puis son jardin qu'elle n'avait pas encore arrosé ! Et le pain ! L'orphie boucanée, plat indispensable de son mercredi des cendres, plat préféré de son invité d'honneur! Il était déjà sept heures du matin, quand elle arriva sur la plage auprès du canot de Dégardel. Bien sûr, elle n'était pas la première. Il lui fallut faire la queue et elle était en douzième position. Pour faire passer le temps elle posa deux doigts de spécialiste sur la chair bien ferme des dorades, avisa un bon morceau de requin, se ravisa, mania l'énorme thon qui trônait, caressa le thazard, huma le coulirou, regarda à droite, obliqua à gauche pour s'apercevoir qu'il n'y avait aucune qualité d'orphie, ni mâle, ni femelle, ni jeune ni adulte dans la glacière. Elle fit sa mine déçue et révoltée des mauvais jours, pour finalement sortir deux gros billets d'un sac plastique qui apparut tout-à-coup de son soutien-gorge, et qu'elle tendit au vendeur de poisson.
-"Alors compère, elle est prête ma commande ? Tu as déjà mis de côté ?"
- Mais quelle commande, chère ? Seul le Bon Dieu commande la mer ! Tu veux deux coulirous ? Ils sont frais frais frais ! Regarde !
- Arrête de jouer ! Tu aimes trop les couillonnades ! J'ai de la visite. Je vais faire boucaner des orphies !
- Ah oui. mais où j'ai mis ça. je n'en ai pas beaucoup, tu sais. Et il se gratta la tête. J'avais promis aussi à Unetelle...
- Comment tu n'as pas beaucoup si je t'ai passé commande depuis la semaine dernière. Arrête de jouer avec moi, mon petit bonhomme. La rage commmençait à monter.
Finalement Dégardel remonta dans son canot et fit apparaître de son fond de cale une bassine jaune pleine d'orphies.
- Ca te fera cinq kilos bien pesés
Au retour, après avoir traversé précautionneusement la route du bord de mer, elle passa à l'épicerie pour prendre son pain, puisque le lendemain de carnaval le boulanger ne livrait pas de pain.
- Un vieux pain rassis ! pensa-t-elle en elle même, mais que faire !
Elle prenait le petit sentier qui menait vers chez elle quand elle vit la fumée s'élever au-dessus de sa maison.
- Ah ? Artémia est déjà arrivée ? Et moi qui n'ai encore rien fait ! Elle qui aimait tant ses affaires bien faites. Il était déjà plus de huit heures et son poisson n'était même pas nettoyé !
Elle se mit à galoper comme un cabri.
- Mais qu'est ce que tu as ? lui fit Artémia la voyant arriver essouflée comme un boeuf
- Allez, faites-moi place nette dans ma cuisine. J'ai mon travail à faire

Nettoyer une orphie c'est une affaire de spécialiste. C'est ce que Pépita entreprit de démontrer à Artémia. Les orphies la regardaient de leurs grands yeux gélatineux mais leurs mâchoires de crocodile ne lui firent pas peur. Elles pouvaient bien avoir les dents acérées et les arêtes vertes elle n'en ferait qu'un bouchée du tylosorus acus acus !
Elle se mit au travail : éviscéra, écailla, lava, sala, rinça, égoutta et confia à Artemia la noble tache de fumer tout ça au feu de bois de canne à sucre.
- Soixante-dix degrés, c'est la température idéale, ni plus ni moins, indiqua-t-elle à sa fille, qui hocha la tête, histoire de lui faire savoir qu'elle ferait ce qu'elle pourrait.
Elle s'affairait autour du brasier et s'apprêtait à mettre le premier morceau de poisson à fumer sur le boucan quand apparut le premier invité, Orphélien Tito-Dandy, cousin de Pépita Sandragon. Tito, comme l'appelait tendrement Pepita, était photographe et ne se déplaçait jamais sans son Baby RolleiFlex. Toutes les cinq minutes il vérifiait pour voir si l'appareil était toujours là.
- Tu as vu Baby ? demandait-il quand parfois il l'égarait.
Tito avait cinquante-quatre ans, à peu de choses près l'âge d'Artémia, 48 ans.
A midi pile, alors que tout était en place, les invités d'honneur se présentèrent devant la porte. Arsène Tamarin, dit Boniface, marin-pêcheur, propriétaire de bar, commandeur de quadrille à ses heures, était invité avec sa concubine de dix huit ans, six mois et deux jours et douze heures sa cadette : Flore de Sainte Rita, ex-miss Quadrille d'Or. Arsène allait sur ses soixante-sept ans. Flore était la filleule de Pépita, une filleule que cette dernière considérait presque comme une fille et qu'Artémia et Pilar considéraient presque comme une soeur.
Aussitôt que la voix tonitruante du Commandeur se fit entendre, Pepita se mit en demeure de l'accueillir.
- Bonjour, Arsène, fit-elle
- Mais appelle-moi Boniface, voyons !
- Alors Boniface, vous allez bien ? Vous avez fait bon voyage ? Et toi, ma chérie ? oh mais tu es en beauté. On voit bien que le Commandeur s'occupe bien de ma filleule.
C'était Mercredi des Cendres. L'assemblée ne portait que du noir et du blanc, comme il était de rigueur, en cette fin de carnaval.
- Comment vas-tu, marraine ?
- Tiens je t'ai ramené deux bouteilles de Champagne, fit le Commandeur. Mets-moi ça à glacer, s'il te plaît
- Oh mais ce n'était pas nécessaire. On a ce qu'il faut...
Et elle fit signe à sa fille Pilar de servir les apéritifs.
- Mais tout le monde est déjà servi, maman ! fit cette dernière
- Oui mais ils ont peut-être peur de se resservir. Encore un petit apéritif pour vous, Monsieur ? Et toi Tito, tu prendras bien un petit quelque chose ?
On allait bientôt se laver les mains et passer à table.
C'est alors que Tito eut l'idée de prendre des photos souvenir dans le jardin à côté des balisiers. Monsieur Tamarin, le commandeur, et sa concubine Flore de Sainte Rita, ex-reine du Quadrille d'Or, d'abord, noblesse oblige, puis le couple avec la marraine, puis les deux filles avec leur mère, Pilar, Artémia et Pépita, puis Artémia, Pepita et Flore. Ensuite on fit une photo de tout le monde. Juste avant de passer à table Boniface proposa de prendre une photo de Tito et d'Artémia, puis de Tito et sa cousine Pépita. Ce qui fut accepté. On rangea l'appareil et on passa aux choses sérieuses.
- Cavaliers, cavalières ! A l'attaque, fit Pepita Sandragon !