6.7.14

double de chapitre 3 du 13 juin 2013

Heureusement que, prévoyante comme toujours, Mayotte, l’officiante en chef, avait préparé pour “au cas où” une bassine de fer blanc à deux anses remplie d’eau de délivrance qu’elle avait mise à chauffer au soleil avec les différentes feuilles exigées pour préparer le bain majuscule, bain de nettoyage et de démarrage, la maison et le corps tous unis dans un même élan: deux feuilles et demi de basilic, trois feuilles de corossol, quatre feuilles de semen contra et une feuille de menthe, deux feuilles de citronnelle, une feuille de glycérine, du sang-dragon, de la verveine blanche, du pied-de-poule, du trèfle, du plus-fort-que-l'homme, du devant-de-nègre, de la dent d'ail et pour lier le cocktail, comme de bien entendu, un petit verre de rhum pour détendre, sans oublier bien sûr la petite feuille de fuschia porte-bonheur... Au coucher de soleil ce ne fut que lavage et frictionnage, poudrage de riz et pomponnage, fardage bleu bien prononcé et parfumage d’eau de fleur d’oranger comme pour une fête en matinée. Après avoir longtemps hésité, presqu’une heure, entre le bleu roi et le bleu marine, Mademoiselle la Chevalière s’était finalement rangée à l’avis de sa soeur qui considérait que le bleu roi était une couleur déplacée pour l’occasion, un peu trop originale, voire marginale : c’est donc toute affriolante dans sa belle toilette, une jupe longue volantée en madras et broderie anglaise, un haut en madras smocké agrémenté d'un large col en dentelle avec poignets assortis et un diadème de fleurs de corossol qu’elle allait faire pénitence. Le temps de rectifier le grain de beauté fait avec un bout d’allumette et du charbon et délicatement posé sous le sourcil droit lui-même rehaussé de crayon noir et de mascara vert, d’ajuster sa gaine à baleines et sa jarretière composée de faveurs blanches et bleues, de redresser son collier en os, de s’entendre dire qu’une lune descendante d’or bleu lui arrosait la beauté et Mademoiselle la Chevalière allait se mettre en branle flanquée comme toujours de l’inébranlable chaperon, Roucou. Il n’était pas question de rater le début de la grand-messe de six heures du soir. Comme à son habitude la Place des Quatorze-Saints n’était qu’effluves et succulences grâce à son verger aux Quatorze Saints Intercesseurs plantés par rangées de deux qui faisait face à la sainte enceinte. Saint Acace, c’était le jacquier. C’est là que se trouvait le quartier général des volatiles de tout ramage et de tout plumage au grand désespoir des chasseurs. Ramiers, ortolans, coqs et poules y faisaient la roue comme pour mieux narguer la communauté. A un clou pendait son attribut : une couronne d'épines. Sainte Barbe, le cacaoyer aux fruits d’or, était le point de ralliement des dévotes. A ses pieds on pouvait distinguer une tour à trois fenêtres, un éclair, un livre, une couronne, une palme de martyre et une épée, et un ciboire au-dessus duquel s'élevait une hostie. Quant à saint Blaise, le manguier, mes amis, laissez-moi vous dire, c’étaient mangues greffées sur mangues greffées, et elles berçaient les nuits et les jours de leurs odeurs, surtout par grand jour de pluie. Monsieur portait cierges entrecroisés, loup et peigne de cardeur. Sainte Catherine d'Alexandrie, le cocotier, l'écorché vif, portant l'Enfant Jésus, c’était une roue brisée à pointe, un anneau, une épée, refuge d’une congrégation de crabes des grands-fonds qui se laissaient cueillir le dimanche matin en même temps que les grappes de coco vert. Saint Cyriaque, portant habits de diacre, l’acajou à pommes, était simplement paradisiaque, un Eden condensé de miel et de lait, un bonsaï de paradis. Saint Christophe, le jambosier, portant l'Enfant Jésus sur son épaule, quand il se mettait à fleurir ce n’était que chaleur sous les robes vite tempérée par un jus de lait et de pomme de rose. Saint Denis, tamarinier solide, portant sa tête entre ses mains, était le repaire des criquets et des caméléons qui se faisaient la course à longueur d’année. Avec saint Erasme, un pied de carambole, et ses entrailles enroulées autour d'une quenouille, il n’était pas question de faire de belles bûches pour les feux de la Saint-Jean car c’était l’arbre à palabres. Saint Eustache, le pied de corossol, était la niche à fourmis nullement effrayées par le taureau, le crucifix, la cerf, la corne et le four qui étaient ses attributs. Saint Georges et son épée terrassant le dragon, le bananier, ne donnait que des bananes naines et sucrées. Au pied de saint Gilles, le pied de litchi, reposait une biche, au tour de laquelle se retrouvaient les coeurs transis ou rancis. Et quant à sainte Marguerite d'Antioche, le bananier à quatre régimes au nombre impressionnant de mains et de doigts, il se murmurait, à l'ombre du dragon qu'elle tenait prisonnier dans ses chaînes, que dans une autre incarnation il avait dû être papaye car ses fruits avaient une saveur inconnue. Saint Guy avait pris la forme d’un immense calebassier. A ses pieds un coq picorait dans un chaudron entouré de langues d’évêque tirant leurs épées de saint Georges vertes et blanches. Il semblait seul capable de protéger tout le flanc droit de l’église. C’était l’arbre à nombrils à même de terrasser tous les dragons. A l’écart de tout ce beau monde, en retrait, les mains jointes clouées, comme faisant pénitence, se tordait saint Pantaléon, un pied de figuier mâle tout cabossé qui de temps immémoriaux n’avait jamais prêté vie ne serait-ce qu’à une figue tant il était infesté de parasites. On avait tout tenté pour le faire disparaître du parvis de l'église, creusé jusqu'à deux mètres sous terre pour y débusquer ses racines, sans résultat, un architecte ayant conclu que l'on ne pouvait se débarrasser de lui car ses racines probablement remontaient jusque sous le maître-autel de l'église. Pendant longtemps on se borna à le couper au ras du sol et à le recouvrir de chaux mais rien n'y fit. De guerre lasse on laissa faire et maintenant on le laissait pavaner, puisque semble-t-il c'était ce qu'il voulait faire. Se pavaner sur le parvis ! C’était l’Indicible, Pantaléon, le Maître Intercesseur en Personne à qui était inféodé tout un cortège mâle et femelle de chiens et d'escargots de tout pedigree, qui, murmurait-on sous cape, faisaient les délices du Maitre Intercesseur en Personne.... Depuis 36 ans cet arbre n'avait donné ni une feuille ni un bourgeon. Monsieur l'Abbé Prêcheur avait bien tenté une fois, muni d'une lance, une épée, un grand couteau, une bêche, une tenaille, une pointe de flèche et une herminette, dans le silence de la nuit d'arracher de son parvis l'arbre pour lui inutile, envisageant de le remplacer par un pied de fruit à pain mais il avait vite dû battre en retraite car immédiatement sans que l'on sût de qui était parti le mot d'ordre tout ce que Kalakata comptait de femmes, pucelles, donzelles nubiles s'était retrouvé autour de l'arbre prêt à défendre bec et ongles celui qu'elles considéraient comme frère jumeau de saint Antoine des Divins Plaisirs comme s'il se fût agi du père de leur premier nouveau-né. Elles étaient au nombre de treize à l'époque et décidèrent qu'elles veilleraient à tour de rôle l'arbre pour éviter de futures dégradations. Elle entreprirent aussi de le bichonner, de le câliner lui remettant en offrande qui, un verre de Champagne, qui une assiette de haricots agrémentés de sept crevettes revenus tendrement dans l'huile de palme, qui un cigare accompagné d'une rose rouge, qui une bougie bleu marine importée de l'Autre Bord. Ah on ne reniclait pas à la dépense pour faire plaisir au saint qu'on ne voulait plus appeler Pantaléon mais qu'on n'osait pas encore appeler Antoine pour ne pas chagriner l'autre ! Aussi finit-on par le baptiser l'Intercesseur en Personne. L'Intercesseur en Personne était friand, outre de chiens et d'escargots en tous genres, d'igname, d'huile de palme et de miel d'abeilles. Ah, il ne disait jamais non à son plat d'ignames lentement grillées au feu de bois doublement parfumé d'huile de palme et de miel d'abeilles. Il ne dénigrait que peu de choses: il ne fallait surtout pas lui mettre des gombos sous le nez! A la limite des abats de boeuf, coupés en petits morceaux et revenus dans l'huile de palme, c'était pour lui le plus fin des ragoûts et il semblait s'amadouer presque immédiatement et consentir à vous aider. Monsieur pouvait décider aussi de n'accepter que de la farine de manioc accommodée de miel d'abeilles. Mais selon certains hagiographes si vous commettiez l'impair de lui présenter un verre de tafia ou même une eau de coco, l'eau de coco la plus douce de l'univers, alors vous commettiez l'impardonnable et l'Intercesseur vous le ferait savoir en refusant de goûter à ces boissons détestables, incompatibles avec sa majesté, allant parfois jusqu'à vous le jeter à la figure. Son excellence ne buvait que de la bière blanche... Pour faciliter le dépôt des offrandes les femmes de la Congrégation de l'Indicible obtinrent des autorités ecclésiastiques après une lutte mémorable une dérogation pour pouvoir installer une sorte d'autel semi-circulaire à 13 marches où les dévôts de saint Pantaléon, de saint Antoine viennent demander l'intercession du saint dans la résolution de toutes sortes de problèmes. La Treizaine à l'Indicible y prend tout naturellement sa place chaque année, liturgiquement, entre le premier juin et le treize juin. Et voilà qu’en ce premier mardi de juin ordinaire, en cette fin d’après-midi de juin déjà bien mouvementée, la pluie décide de mettre son grain de sel et fait rimer jusqu’à perte de vue bords de trottoirs avec dessins propitiatoires, éclaboussures avec mille tessitures ! Qu’à cela ne tienne ! Il aurait fallu pas moins des variations indéterminées de deux cent quatre-vingt-dix-sept milliards neuf cent trente-cinq millions deux cent un mille trois cent sept gouttes de pluie transparentes et translucides, martelées ad libitum à la limite de la saturation par les gargouilles débouchant sur la Place des Quatorze, pour que la marchande de feuillages consentît à rebrousser chemin. Il était dit que ce mardi qui marquait le lancement de la Treizaine à l'Indicible en Personne serait le point d’orgue d’un annus miserabilis comme Artémia n’en avait connu depuis belle lurette. Ainsi donc, en dépit des trilles chromatiques de cette pluie que d’aucuns auraient qualifiée de persona non grata, de visiteuse indésirable à reconduire immédiatement et sans égards à la frontière, et qui faisait feu de tout bois pour percuter la nuit de son sel et lui faire perdre le nord, Artémia Guimbo, dite Mademoiselle la Chevalière, rayonnait comme un vitrail sans plomb par quelque chose dans les eaux de seize degrés trois minutes de latitude et soixante et un degrés soixante-dix minutes de longitude. Qui a dit que l’amour n’était pas une science exacte ? Ses yeux, pourtant à peine noircis de khôl, jetaient sous ses paupières fardées de violet et de vert douze mille éclats de sel gemme, de boutons de rose, de poivre noir, d’indigo, de sucre candi, de limaille de fer, de gingembre, de poivre blanc, de pistil de safran, de clous de girofle, et j’en passe... Quant à ses cils, elle n’avait pas pu résister à la tentation et c’est peints en bleu roi à l’ombre des verres teintés qu’ils franchirent le porche de l’église pendant que Roucou consciencieusement menait la garde. Qui dans le voisinage, qui dans l’assistance, messieurs et dames, aurait pu alors deviner que dans ses veines de femme libre et patentée trottinant comme un cabri pour rejoindre sa place bouillonnaient jet stream et eau de mer plus enragés que des fourmis-bouledogues devant des bougies violettes ? Car Mademoiselle La Chevalière, à l’instar de toutes les ouailles présentes à la célébration, était tout ouïe, tout yeux : elle avait patiemment ingurgité la proclamation en première lecture d’Exode 24, versets 3 à 8, puis lapé goulée après goulée comme un punch au coco le psaume 115 en réponse à la première lecture. Ô délices ! “Nous partageons la coupe du salut En invoquant le nom du Seigneur. Voici le sang de l’Alliance Eternelle Voici la Coupe du Salut.” En deuxième lecture elle eut droit comme plat de résistance à Hébreux 9, versets 11 à 15. Suivi d’un Lauda Sion savoureux. Le pain de l’homme était en route, alléluia. Ensuite il avait fallu grignoter délicatement Marc 14, versets 12 à 26 en salade, puis se farcir le dessert : un véritable sorbet artisanal, que l’homélie concoctée par Monsieur l’Abbé, curé de la paroisse, le Père Gaétan, exorciste et professeur de plain-chant grégorien selon lui, dont la chasuble de pistache verte galonnée en or contrastait avec les frises en zinc, les consoles à volutes en fer de l’ambon, l’autel et la cathèdre rococo. Puis après le Credo et la prière universelle était venue l’heure tant attendue du digestif. Pourquoi choisir entre la coupe et le calice ? Artémia aurait tant voulu communier sous les deux espèces, tremper la sainte hostie dans le précieux sang ! Certes, au contact de l’hostie sur le bout de sa langue, le rouge à lèvres avait frémi. Mais qui aurait pu être alerté par cette imperceptible roucoulade ? Et même le Père Gaétan, tout spécialiste qu’il se disait de la chose cachée, n’avait pu percevoir le mouvement d’oeil rapide qui avait, l’espace d’un instant, possédé Artémia en train de faire eucharistie. Après un chuchotement rapide dans l’oreille gauche de Roucou (une commission urgente, une histoire de sel, sans queue ni tête, de contre-charme soi-disant), suivi d’une profonde génuflexion et de deux signes de croix qui ressemblaient à des arabesques, la borgne pêcheresse avait jailli en doucine du prie-Dieu de l’avant dernier banc de courbaril balafré de traînées brunâtres qu’elle occupait peu après la communion, pour se retrouver toute légère, toute pimpante, rassasiée, habitée sur le parvis de l’église Saint-Antoine-des-Divins-Plaisirs dont les murs de tôles, la charpente de fer et le plafond de palplanches métalliques luttaient désespérément pour échapper à la rouille et aux impacts de cette pluie stridente, luxuriante et lancinante qui glissait sans heurt jusqu’aux confins baroques de l’hypnose. Machinalement, elle rectifia le fard de ses lèvres qui du bleu roi passèrent en un tournemain au fuchsia, le tout souligné par un enclos de crayon noir. Quelle bouche, mes aïeux, quelle bouche ! Quelles lèvres ! Un oeil attentif y aurait décelé jusqu’à trente-huit chemins de traverse menant à autant de geysers ! Mais il n’y avait ni archéologue, ni paléontologue, ni entomologiste, ni vulcanologue dans les parages pour constater de visu les turbulences impalpables du vide aux abois des lèvres de la biche ! Quant à elle, la pluie, elle allait cahin caha, comme si de rien n’était, continuant à pianoter ses petites phrases, ses esquisses torrentielles, ses messes en latin selon le rite tridentin de Pie V qui étaient autant de petits bijoux, de Deutéronomes 8, de Genèses 14, versets 18 à 20, de psaumes 109 et 147, de lettres de saint Paul Apôtre aux Corinthiens 11, versets 23 à 26, de séquences, cantiques et Evangiles de Jésus-Christ selon saint Jean 6, versets 51 à 58 ou saint Luc 9, versets 11 à 17. Elle n’était plus que manne jaillie de roche très dure et quoi qu’il advienne, elle s’efforcerait de jouer au mieux son rôle de porte-parole du raccommodeur de destinées. Il n’y avait donc de ce côté-là rien de nature à contrecarrer un projet mûri de longue, longue date. Dans douze jours, le même parvis rassemblerait pour la Procession des Cercueils tout ce que l'archipel comptait de fidèles, de catéchumènes et de mécréants. Ici et là des forains mettraient une dernière touche aux préparatifs de la fête en l’honneur de leur Patron ! Dès la communion, les membres des quatorzes fanfares et autres sociétés philarmoniques des Reliques s’éclipseraient eux aussi les uns après les autres, tels d’agiles pantins d’argile, sur la pointe des pieds, l’un se raclant la gorge, l’autre pris d’une soudaine démangeaison, un troisième pris d’une envie pressante, tous s’extirpant de leurs travées respectives la queue aussi basse les uns que les autres, comme faisant pénitence, feignant d'ignorer de l’autre côté de la place la chapelle "Chez Boniface", de son vrai nom Arsène Tamarin. Ce dernier officiait sur trois fronts : marin-pêcheur de cinq heures à midi, maître de dominos après de la sieste, maître de confessionnal et accessoirement commandeur de quadrille dès le coucher du soleil, où là il prolongeait son devoir sacré jusqu’aux heures chaudes où le jour n’avait ni devant ni derrière. Sous le prétexte de fourbir leurs instruments et s’accorder entre eux sur les ultimes détails du charivari profane qui devait suivre la procession des cercueils, les leveurs de coude se complairaient à arroser l’hostie, écluser le paradis, s’irrigueraient tant et tant les papilles que, pour plus d’un, il n’y aurait plus fil ni aiguille assez solide pour ravauder la mémoire. “Pas même un singe vénérable, tombé pour la première fois, contrit, confessé et communié ne peut emboucher un trombone avec la gorge sèche”, dirait un fanfaron. Ce sur quoi, la serveuse du sanctuaire, Flore de Sainte Rita, bonne chrétienne, ah ça oui, qui n’aurait jamais badiné avec le diable, surtout dans son habit de sacristine de tous les jours, une petite jupe en jean, bien mini, bien évasée, bien belle, très mignonne avec sa ceinture à boucle rouge pompéien, emboîterait pour s’exclamer : “Qu’est-ce que je lui sers ? Un petit café ? Une petite eau minérale ?” tout en se rafraîchissant à l’aide de son éventail importé d'Andalousie au-dessous d’une plaque mise en exergue au dessus du zinc en forme de patène qui déclarait qu’en ce lieu de culte l’eau était réservée pour cuire les bananes vertes. Question purement pour la forme car sans même attendre de réponse elle s’empresserait de remplir les calices de la connivence de trois doigts secs d’un tafia apostolique, orthodoxe et agricole à cinquante-neuf degrés (pas du brouillis à cinquante et un degrés au goût infâme de fruit tout juste bon pour les malades et autres invalides incapables de se recueillir et de remettre la cérémonie). Les amateurs recracheraient, non sans les avoir au préalable mirés, humés, dédiés à quelque divinité échouée d’un ailleurs d’antan, leurs quelques degrés de feu bien charpenté et long en bouche, en mâles jets de semence d’or. Les plus discrètes des parts des anges atterriraient à même la dalle de ciment au pied même du comptoir devenu Sainte Table, d’autres plus sauvages dépasseraient de loin Blaise, le manguier consacré qui donnait son ombre à la terrasse réservée aux jeux de dominos et de cartes, pour porter et reporter sur les fonts-baptismaux les pavés de la place subitement transformée en Eden et cour des miracles. La tenancière elle même, Madame Boniface, dénommée Musette par l’état-civil mais que tout le monde appelait par derrière l’Alambic dans le civil (sauf bien entendu son mari, ce qui n’avait pas empêché ce dernier d’interdire son épouse de boisson), telle une grande bouteillère du saulte-bouchon, dépucellerait chopine après chopine, se faisant servir par Flore, qui devait contourner ainsi par la force des choses les ordres formels qu’elle avait reçus (car comment une serveuse peut elle refuser à sa patronne, même ivrogne, sa rasade quotidienne de rosée des montagnes, le fruit de son labeur) ? D’ailleurs pas plus tard que la veille, Musette était apparue entre deux eaux tanguant plus que de coutume, ce qui n’était pas peu dire, vu la façon dont elle boitait déjà en temps normal, alors jugez donc en cette énième semaine du temps ordinaire si propice aux arrosages et aux épanchements. Mais ce mardi matin-là, cela avait été l’apothéose : il n’était guère plus de six heures du matin, imaginez, les pêcheurs avaient pris sur le coup de cinq heures leur brandy matinal et sacré, et voilà que l’Imbibée, l’Alambic et l’Ivrogne réunis dans un seul et même vase comme le Père, le Fils et le Saint-Esprit, se ramène de derrière la boutique bien décidée à faire le pied de grue devant l’ostensoir jusqu’à ce que satisfaction lui soit donnée et qu’elle puisse communier à la coupe. Fortuné, le frère de Boniface, était parti en mer avec celui-ci. Italia, une grande perche de vingt-deux ans, la fille unique du couple, était bien au chaud aux petits soins dans le confort douillet de son petit chez-elle bien à elle blottie contre son mari Elie. Quant à Mathilde, la mère de Boniface et de Fortuné, entre deux clients et vingt vains persiflages, à l’abri des sacs de farine, des caisses de cochon salé, du hareng saur, des queues de cochon en baril, des chopines pleines de haricots rouges ou de lentilles, elle coupait le stock de bouteilles de Martini avec un liquide mystérieux élaboré à partir de feuilles made in Reliques. Après deux secs, quel pêcheur verrait la différence entre Martini Bianco, Martini Rosso, et Martini Pardo ? Musette avait déjà à la main son citron car derrière la boutique il y avait un citronnier. Ça tombait bien pour le punch, il n’y avait même pas besoin de se donner la peine de cueillir. Il suffisait de ramasser. Alors figurez-vous que Madame Brandy-Bologne, au lieu de prendre une gentille petite limonade à l’anis fraîche et ordinaire pour faire tomber la température, au lieu d’asseoir son vieux corps sur un vieux tabouret bien tranquille sur la terrasse à la fraîche en-dessous du manguier, réclame à la barmaid d’une voix geignarde mais sûre de ses droits : “Flore, ma Fleur, s’il te plaît Doudou, verse à Madame Boniface le fond de la bouteille calcinée qui est là-haut sur l’étagère à côté de la bouteille de Bartissol. Tu ne vois pas que ça va s’éventer si tu laisses l’absinthe débouchée comme ça, alors ?” Mais Flore n’entendait pas désarmer. Ayant reçu des consignes strictes et précises, elle ne vacillait pas. Même si elle savait d’expérience que ce n’était pas ces deux trois gouttes d’eau de gratin qui allaient changer grand-chose à l’affaire et éteindre l’immense brasier dans lequel se débattait à longueur de journée le gosier de Musette, elle avait osé prendre son courage à deux mains pour lui refuser son viatique, un petit verre bien habillé de muse verte aux senteurs d’armoise, de cannelle, de fenouil, d’anis, d’hysope et d’angélique. A la place pour la retaper, ce serait une eau de café noir sans sucre. “Tu es une mère pour moi !” bougonna l’Alcoolique. Flore était prête à prendre le pari qu’elle s’écroulerait derrière le bar avant huit heures du matin, record absolu toutes catégories confondues, plumes, coqs, welters, ou lourds. Il n’y avait guère que pour le Vendredi-Saint et le Jour des Défunts qu’elle cessait d’être l’Alcoolique, l’Alambic pour devenir Shéhérazade. Ces jours-là, c’était Mi-carême, elle disait halte là aux bons coups de boisson demandant qu’on lui serve tantôt trois doigts de vermouth au quinquina tantôt un royal verre de soda à l’orgeat pour ne pas offenser la mémoire de Victorien, son défunt de premier mari à longs favoris et énorme moustache, grand échanson actuellement en lieu de vérité sur le portrait retouché qui le montrait accompagné de porte-flûtes tous unis dans le même biberonnage sous la vitre poussiéreuse retenue par miracle par son cadre de bois vermoulu. Mais il aurait mieux valu qu’elle boive car ces jours-là elle n’était que paroles, une vraie Shéhérazade de méchanceté et jalousie qui la traitait de tous les noms d’animaux et de végétaux. Si Flore ne s’était pas retenue, elle aurait elle-même injurié toute la Sainte Famille et Dieu seul sait combien de coups de broc sa patronne aurait ramassé dans la tête, des coups de broc aussi solides que celui qu’elle avait asséné à ce cochon d’Elie, qui avait failli la faire tomber à la renverse un jour qu’elle nettoyait les tables et qu’il lui avait pichonné les fesses. Mais fermons la parenthèse car le temps presse et ce ne sont pas ces paroles couillonnes et inutiles qui vont nous faire avancer sous la pluie battante ! Occupés qu’ils seraient donc à parfaire leur harmonie spirituelle, les adeptes de la palabre, dans l’attente fébrile du tintamarre des cloches qui allait signaler à l’apogée du crépuscule la fin de la messe, tarderaient à se ranger en file indienne par quatre à l’abri de la lumière rare devant le confessionnal bondé de sainte Marguerite, la Bienheureuse. Dans douze jours, douze tout petits jours, la fête votive pourrait avoir lieu. Espérons seulement qu’il ferait beau pour la procession, l’enterrement et tout le bataclan ! Aux alentours, d’autres chapelles votives édifieraient leurs curieuses gargouilles sur roues qui proposeraient avant et après le ite missa est leurs breuvages , chaque camelot y allant de son prône. La noble assemblée de dévots et dévotes pourrait ainsi s’essayer à déguster en toute sainteté tout un chemin de croix de décoctions toutes plus époustouflantes, plus mirobolantes, les unes que les autres, d’une cuvée millésimée, spécialement réservée pour le passage des cercueils. Là, un bouilleur de cru vanterait au chaland une rincette vénielle de l’exquis tourbillon-corbillard de l’amour. Ici, un maître de chai, dévot de longue date de Flore de Sainte Rita, commercialiserait son pousse-rincette du mortel postillon du plaisir, plus connu sous l’appellation de Spécial Flore Fleur de Jaque, procurant éternelle renaissance. Ailleurs ce serait une petite resucée d’une envoûtante laitance élaborée dans le plus grand respect des méthodes ancestrales, le K, le K, l’indétrônable, le tremblement de terre dont on osait à peine proférer le nom. C’était un remède définitif, un coup de pied au cul capital capable selon la rumeur de ressusciter un mort de trois cent soixante-dix-sept heures. Quant à Boniface, son liquide frelaté se vendrait comme de bien entendu comme de l’eau de Lourdes ou de la Fontaine au Singe. Mais qui n’a pas son petit côté voleur ? Mademoiselle la Chevalière, vous l’imaginez bien, bien à l'abri de son dernier modèle de parapluie bleu hydrome à pommeau gravé, passa droit comme un piquet devant les boit-sans-soif, comme un automate articulé par des fils invisibles allant de station en station. Elle semblait se diriger vers le marché. C’est là que se tiendrait, au retour de la procession des cercueils, le Grand Bal des Roses Fanées, le bal de quadrille au commandeur majuscule où elle allait signer son savoir-faire ronde après ronde, faire virevolter ses semelles de cuir sur le parquet enduit de paillette d'acide borique. Elle n’eut cure des vieux habits mal taillés de la nuit de brai qui la promenait entre bougies bleu marine de treizaine et lampes à pétrole, des pousse-pousse à nacelles qui la faisaient hurler de frayeur année après année aux chevaux de bois au hennissement béat, des mâts de cocagne où se balançaient déjà dans son esprit des volailles dodues aux stands de carabines à air comprimé, près de l’escabeau de bois menant à l’estrade déserte qui devrait à son heure abriter concours de chant, concours de danse et de beauté. Elle ne put néanmoins s’empêcher de ressentir un pincement de coeur à l’approche de la borne-fontaine de fonte placée sous la protection d’une statue du Singe Vénérable autour de laquelle commençaient déjà à s’ériger des baraques foraines de sucreries et confiseries. C’est là, dans cette portion de marché, qu’était son point de ralliement, l’endroit à partir duquel elle rayonnait autrefois, tant que durait le Bal, à vendre ses feuillages. C'est lá treize ans auparavant que son histoire avait chaviré ! Et mal chaviré, tout bonnement ! Elle avait été, ce jour-là comme toujours, fidèle au poste, “royale au Bal”, disait-elle. “Royale au Bar”, disaient les mauvaises langues. Tout cela parce qu’elle avait dû remplacer au pied levé Flore de Sainte Rita pendant deux misérables petites heures qui avaient duré une éternité, tout cela pour une malheureuse histoire de chapelet en os. En effet la manie de Flore était de collectionner les chapelets, comme d’autres collectionnent des boucles d’oreille. A cette époque-là, au dernier recensement, elle possédait cent quarante-sept exemplaires de ces breloques de toute nature, dont une bonne moitié de pacotille. Mais, noblesse oblige, seul avait accès à la promenade en public un chapelet fétiche, en os 18 carats, spécialement importé d’Inde celui-là, dont les soixante grains glissaient comme une rivière au creux de ses doigts, pendant que, par souci d’harmonie sans doute, une chaîne en or trônait à son cou. Et chacun de ces chapelets, qu’il soit de buis, d’ivoire, de bois violet ou de bois serpent, de grenat, d’os ou de plastique avait son curriculum vitae, excusez du peu ! Bien que Flore fût intarissable sur la provenance des autres chapelets, qu’elle avait baptisés “mes intercesseurs”, on n’aurait pu lui tirer un mot vaillant quant aux tenants et aux aboutissants de ce chapelet fétiche en os. On savait seulement qu’il avait été fabriqué sur mesure selon ses strictes spécifications. Une nébuleuse de secret entourait le dit objet. Encore une de ces fameuses promesses, vous comprenez ! Mais, quoi qu’elle eût fait pour étouffer l’affaire, il se murmurait qu’elle portait ce chapelet en dévotion à l’Indicible, l'Intercesseur en Personne. Et voilà que Mademoiselle la Chevalière s’était mise en tête de scintiller, allez savoir pourquoi, avec justement l’Indicible en os ! A sa grande surprise, le marché fut vite négocié. Charité chrétienne n’étant pas un vain mot, une heure à remplacer la sacristine de chez Boniface et elle l’aurait, le dit chapelet, le temps pour Flore de Sainte Rita de régler quelques comptes avec un admirateur secret qui lui avait offert un perroquet couleur cobalt ! Toujours est-il que Mademoiselle la Chevalière, arborant son collier en os astiqué comme un bouclier de bronze autour du cou, s’était divisée en onze pour pouvoir être partout à la fois, honorant de sa présence de femme-buffle la fraîcheur de la terrasse à l’ombre du manguier, la cuisine où son fruit à pain bleu chantait l’amour à une orphie en court-bouillon, le comptoir, le parquet, chaque arbre de la Place des Quatorze où des boeufs entiers arrosés d’eau bénite grésillaient en permanence par-dessus des feux de bois, embrassant du regard les trois orchestres qui embrasaient la nuit jusqu’à l’aube. Et pourtant, malgré le talisman en os qui lui faisait gonfler la poitrine, malgré saint Pantaléon ou saint Antoine qui avait intercédé auprès du Fils, malgré le Fils qui avait intercédé auprès du Père et des Quatorze-Saints, aucun maître sucrier fait tornade aux yeux doux ne l’avait emportée, ramassée comme une fleur avant midi à l'heure de l'Eucharistie, avant la montée de sève totale. La bufflesse avait eu beau se faire rivière, se laisser dériver charriée par l’alcool comme un bouchon, en total déséquilibre avec deux boucles d’oreille à l’oreille droite, une seule à l’oreille gauche, déployer ses ailes comme un cerf-volant de la race des plus fins limiers. Ce fut le fiasco. Car par on ne sait quel mauvais hasard, pour seul baiser-tornade elle reçut en plein oeil l’explosion d’un bouchon. Et même pas un bouchon de Champagne, un vieux bouchon de mousseux malencontreusement mis en orbite sur l’axe de son oeil gauche cacao ! La sève s’était transformée en sirop, pas une seule autre tornade ne daignant alors s’accrocher à son ancre. Elle pâtissait maintenant de sa réputation d’allumeuse qui ne savait qu’incendier les mèches et jamais les éteindre. C’est alors que, triste comme le Christ sur le Calvaire, elle prononça ce voeu terrible qu’elle ne piétinerait jamais... ce voeu auquel elle resterait jusqu’à l’heure du trépas redevable... ce voeu qui la maintenait pieds, poings, ventre et fesses liés... ce voeu qu’elle ne fit partager à personne mais qui portait la promesse à l'Indicible qu’en cas d’exaucement elle se ferait porter en procession dans un cercueil décoratif (à la châsse de cuivre doré surmontée sur les pinacles, au crétage de cabochons de verre, et aux pans de toitures ornés de fleurs de bananier stylisées) au dernier jour de la Treizaine à l'Indicible en Personne du parvis de l’église au cimetière. Il suffisait pour cela qu’elle retrouve le plein usage de cet oeil, il fallait que la grâce lui soit accordée de pouvoir distinguer entre pierreries, cornalines, cristal de roche, malachites et améthystes ! Et pour sceller le pacte avec l'Indicible elle suça comme un premier biberon de lait avant l’Apocalipse un litre de K de fine réserve qui trônait chez Boniface à côté d’une image de Saint Raphael terrassant le dragon infernal. Et voilà que maintenant, aux portes de la Treizaine, il s’agissait de récupérer non pas un seul oeil borgne, mais un oeil borgne et l’autre étrangement ébloui ! En attendant, presque treize ans après, treize ans déjà, oui, après cette beuverie sismique et monumentale, à raison de quinze Pater Noster, quinze Ave Maria quotidiens et cinq mille quatre cent quatre-vingt oraisons à saluer chacune des dix vertus: pureté, prudence, humilité, foi, louange, obéissance,pauvreté, patience, charité, compassion alors que l’assemblée piaffait d’impatience devant les interminables circonvolutions autour de la croix du maître autel du prêtre qui s’affairait en oraisons pour dons et grâces obtenus, Mademoiselle K avançait machinalement entre bals et cotillons invisibles en direction du Studio De Tito, qui abritait à vrai dire l'atelier de Pompes Funèbres d’Orphélien, comme dans un mauvais rêve, faisant fi de l’ombre dans laquelle elle plongeait, se foutant magistralement du qu’en-dira-t-on, comme un vent follet tiré à hue et à dia au milieu d’un gué traversant le temps aboli. Que cherchait-elle précisément ? Le sel ou le café ? Ou encore l’alcool ? Voire d’autres déboires amoureux ? Pas même Roucou, son racoon rouge, ses deux yeux qui marchaient, n’avait été mis dans la confidence !