17.3.07

Appelez-moi Ismaël !


Appelez-moi Ismaël. Il y quelques années de cela — peu importe le nombre exact — ayant peu ou prou d'affinités avec l'ennui, et rien ne me retenant à terre, je décidai de naviguer un peu pour voir l'étendue de l'Archipel des Reliques. Je n'étais qu'un jeune ara cobalt timide né dans l'arrière-pays semi-aride de Macondo.

J'allais de falaises en falaises accompagné de mon groupe d'aras cobalt, vivant de petites noix de cocos et tentant d'échapper à la convoitise des petits fermiers. Il y avait dans le Grand Marécage de Wolfork un homme du nom d'Antonio Samori, dit Jean-Zoulou XXIX qui se prétendait prophète et qui annonçait que le retour attendu des Quatorze Saints Intercesseurs sur l'Archipel des Reliques était proche. Il promit de construire vingt-neuf eglises et cimetières dans l'archipel ! Loin de crier au blasphème, je le trouvai beau parleur et il me convainquit de le suivre avec la promesse formelle de ne jamais me mettre ni en cage ni en laisse, de ne jamais me museler, ni me couper les ailes. Son épaule devint dès lors mon perchoir.
Nous devinrent intimes. Il aimait à se retirer le soir en haut d'un volcan ou au bord d'un précipice donnant sur le la Mer d'Entre-Deux-Morts. Il saisissait alors son saxophone et chaque note qu'il égrénait était comme un grain de chapelet qui explosait dans le Tout-Monde.
Après avoir erré entre les îles de l'En-Dehors, Masques, Fantoches, Momons, Vaval, Singe Vénérable, Mardi-Gras, Mercredi-des-Cendres, Guêpes, Matylis, Girofles, Mardi-Gras, Matamore et Souris Vertes, l'Epée et Zoulous, le prophète saxophoniste décida en 1893 de s'installer définitivement sur l'Ile de Kalakata, dans les hauteurs du volcan éteint du Bout du Monde à Part, avec ses disciples désormais nombreux. Ses prêches et ses promesses d'un monde meilleur attirèrent bientôt 8000 nouveaux résidents qui commencèrent à semer le trouble dans la région. Craignant une invasion de sa ville par les "fidèles de Jean-Zoulou XXIX", un extraordinaire ramassis de mystiques, criminels de tous bords, prostituées, qui avaient eu une querelle avec un marchand de bois, le maire d'Extra-Muros sur l'île voisine de Zoulous en appela au gouvernement central des Iles-Unies des Reliques. Une visite de l'île par deux Frères Capucins ne permit pas de calmer la population; l'un deux accusa, à tort ou à raison, Jean-Zoulou XXIX de vouloir provoquer une sédition monarchique.
Le gouvernement central de Station Wolfork envoya le capitaine Alex Santos réprimer la révolte avec une colonne de 30 soldats. Les soldats furent rapidement massacrés par une bande de mercenaires recrutés par les fermiers favorables à Jean-Zoulou XXIX pour protéger leurs terres. Cet évènement provoqua une grande panique au sein du gouvernement de l'Archipel qui fit alors appel au gouvernement allié de Macondo, avec lequel l'archipel était lié par une convention de défense. Les Iles-Unies des Reliques sont alors jeunes, et les rebelles furent à l'époque perçus comme étant monarchistes et séparatistes, ce qui constituait un mauvais exemple et une menace pour le nouveau régime. Le Président Théophraste Bastos décida une expédition militaire punitive et l'armée de Macondo commença ses préparatifs en novembre 1896. Malgré des informations insuffisantes concernant le terrain et les forces de Kalakata, un petit groupe de 104 soldats commandé par le Lieutenant Carlos Sandragon attaque la colonie le 21 novembre 1896. Il subit une contre-attaque féroce d'un groupe de 500 hommes armés; l'armée de Macondo bat en retraite après avoir infligé de sévères pertes et tué 150 assaillants, dont beaucoup n'étaient armés que de machettes, de lances primitives et de haches.

La défaite de Carlos Sandragon et les informations sur la férocité et le fanatisme des habitants de Kalakata provoqua un grand tollé international. L'armée était désormais mise en demeure de vaincre l'île de Kalakata qui continuait à grossir (elle atteignit finalement 30000 habitants). Un second corps expéditionnaire fut organisé sous les ordres du Ministre de la Guerre de Macondo, le tristement célèbre Général Paulo Espirito Santo. Il était composé de 557 soldats et officiers sous le commandement du Major Humberto Castro. Il attaqua l'île de Kalakata, désormais en état de siège et bien défendue, le 6 janvier 1897. Après une attaque directe réussie de l'infanterie et de l'artillerie contre les tranchées ennemies, les troupes gouvernementales de Macondo furent submergées par des vagues de plus de 4000 insurgés se battant en champ ouvert. Manquant de munitions, de vivres et d'eau et incapables de résister aux vagues d'attaques qui continuaient malgré les pertes élevées chez les rebelles, les forces armées durent faire retraite, cédant une fois encore aux rebelles.

L'armée répondit avec un corps expéditionnaire encore plus important. Le prestige des forces armées et du nouveau gouvernement étaient désormais en jeu. César Gandaia, un colonel expérimenté, organisa une puissante troupe avec trois bataillons d'infanterie et un bataillon d'artillerie, tous équipés à neuf et entrainés. En dépit des connaissances acquises sur l'importance et la résolution des troupes rebelles, leur résistance à une campagne militaire organisée de la sorte était considérée comme impossible. Malgré tout, le 6 mars 1897, la colonne du colonel César Gandaia fut défaite par les insurgés après seulement deux jours de combat se soldant à nouveau par de lourdes pertes humaines et matérielles pour l'armée de Macondo, ainsi que par la mort du colonel César.
Sous la pression de quelques gouvernements du Tout-Monde qui avaient soutenu le Royaume de Kalakata mais qui craignaient que leurs nombreux investissements dans l'Archipel des Reliques ne soient menacés si le désordre civil et la résistance monarchique continuaient, le gouvernement de Macondo prépara une nouvelle expédition. Cette fois, elle fut planifiée de façon plus professionnelle, avec l'aide d'un cabinet de guerre. Sous le commandement du Général Arthur et avec l'implication personnelle du Ministre de la Guerre installé à Extramuros, sur l'île aux Zoulous, distante de 9 km de Kalakata, qui servait de point de concentration, une importante formation militaire constituée de trois brigades, huit bataillons d'infanterie et trois bataillons d'artillerie fut mise en place. Des mitrailleuses et de grosses pièces d'artillerie comme des mortiers et des obusiers furent ajoutées à la force de 3000 hommes. L'équipement demanda d'énormes efforts de transports dus au terrain impitoyable, manquant de routes et aussi à la difficulté d'aborder l'île de Kalakata.
Cette fois, les assaillants étaient aidés par la famine et la malnutrition des habitants de Kalakata, leur manque d'armes et de munitions ainsi que les lourdes pertes qu'ils avaient subies lors des précédentes attaques. De plus, leur leader spirituel, Jean-Zoulou XXIX, était mort le mercredi 22 septembre, probablement de dysenterie et de malnutrition causées par le jeûne et les pénitences. Après un mouvement de prise en tenailles et l'arrivée d'un renfort de 2000 soldats, Kalakata fut encerclé et bombardé sans merci jour après jour. Les rebelles ne pouvaient pas résister plus longtemps et se rendirent sans conditions le 2 octobre 1897. On ne trouva que trois défenseurs armés avec une faible population de femmes et d'enfants affamés. La population eut à subir des atrocités comme l'égorgement de tous les hommes ou le viol de nombreuses femmes. Ceci conduisit à de nouveaux massacres avant que la paix ne soit rétablie. Il ne restait que 150 survivants. Les femmes les plus avenantes furent capturées et envoyées à 640 km dans des bordels de Station Wolfork. Le corps de Jean-Zoulou XXIX fut exhumé, on le prit en photos sous toutes les coutures, puis sa tête fut coupée et envoyée en triomphe dans la capitale des Reliques.
La Première Monarchie de Kalakata n'avait guère duré que quatre ans.

Le 31 mars 1918, vingt ans et des poussières après la mort de Jean-Zoulou XXIX, la Deuxième Monarchie de Kalakata est fondée par ses 506 héritiers proclamés. Cette proclamation du Royaume de Kalakata fait suite à la Grande Mutation de Zoulou de 1918 de l'Ile de l'Epée vers les hauteurs de Kalakata et à la subséquente Révolution des Crabes. Une femme sera au centre des évènements de cette époque ! C'est Immaculata Luzinda Temporã, sous le nom de Reine Charlotte III, réputée Princesse Héritière de Jean-Zoulou XXIX après une éternité de rois mâles aux testicules douteux, une femelle déclarée sans ambiguité à la naissance de sexe féminin, avec présence d'utérus et de trompes de Fallope, qui fera entrer l'enclave de Kalakata dans l'ère de la modernité et de la dérade!

Par quel miracle ai-je pu réchapper à cette guerre sans fin ? Au bout de quatre ans de ce régime je voulus tout oublier. Je me grisai dans le quadrille avec celui qui allait devenir mon nouveau propriétaire, le commandeur Boniface. Ce dernier un an avant sa mort m'offrit à sa concubine, Flore de Sainte Rita, miss Quadrille d'Or, qui sut aussi m'initier aux prières du spiritisme !
Je sais tous les pas du quadrille, tous, pas un ne m'est inconnu et pourtant parfois au beau milieu d'un "cavaliers, cavalières" je revois la tête coupée de mon ami, Jean-Zoulou XXIX, que j'appelais tendrement le Conseilleur, flotter au-dessus d'un fleuve de lait ! Son dernier message fut celui-ci :

"Le mercredi 13 mars 1898, mon sang continuera à flotter sur Kalakata. C'est à celui qui naîtra de ce sang que reviendra mon saxophone" ! 

Je devins alors son Prince-Régent. Et quand le dit jour 6 mois plus tard naquit Illuminata, non seulement le saxophone du prophète fut remis à Médina, dernière épouse de Jean-Zoulou XXIX, mais sa fille devint immédiatement Princesse Héritière du Royaume de Kalakata...A l'age de vingt ans, le 13 mars 1918 elle prenait le nom de Charlotte-Zoulou III.