5.4.11

Mes lèvres verront le miel prendre le goût du ciel

Tout commença par un subtil bruissement, sans que l'on sache véritablement s'il s'agissait d'ailes, de vent s'engouffrant sous les feuilles ou de lames de mer s'écrasant en douceur sur les plages de sable volcanique dans le lointain d'Entre-Deux-Morts. Wolfork fut pris d'un murmure qui enfla, s'amplifia et éclata en mille trilles souterraines jusqu'à prendre possession de l'espace tout entier, jusqu'à isoler la Place des Quatorze-Saints qui soudain prit les allures de l'abysse. Décidément ce ne serait pas un jour banal...Il était 4 heures du matin: entre chien et loup, la place affichait sa nature exubérante habituelle avec ses quatorze saints intercesseurs: Blaise, son manguier, Acace, son jacquier, Catherine d'Alexandrie, son cocotier, Marguerite d'Antioche, son néflier, Eustache, son pied de corossol, Gilles, le letchi, Barbe, son cacaoyer, Christophe, le jambosier, Cyriaque, l'acajou à pommes, Denis, le tamarinier, Erasme, le carambolier, Georges, le bananier, et Pantaléon, l'Indicible, le Maître Intercesseur en Personne et leur marmaille d' abeilles indigènes sans dard qui voluptueusement allaient butinant de pistil en étamine, pollinisant á qui mieux mieux...Perchée au plus haut des cieux de l'Intercesseur en Personne, la Veuve Eternel proférait depuis douze jours ses incantations funèbres, vendant aux enchères à coups de marteau les toutes dernières places du Paradis à qui voulait bien l'entendre. Dans ces longues imprécations elle vouait Untel à la Géhenne, Unetelle au Purgatoire car pour siéger au Paradis à la droite de l'Homme aux Clés, plus personne à ses yeux n'en était digne à Wolfork, qu'elle qualifiait à tout bout de champ d'Ile des Martyrs. On s'était tellement habitué à la distribution d'injures et de damnations que Veuve Eternel et Place des Quatorze étaient devenus presque synonymes. Elle faisait partie du paysage. Depuis douze jours, peuchère...Sans elle la place aurait paru presque dépeuplée, voire anachronique.
"En vérité, en vérité, je vous le dis, au Paradis seul un animal à pattes réussit à pousser c'est le crabe. Au Paradis il n'y a pas de vache. il n'y a pas de lait. Au Paradis il n'y aura pas de thé, pas d'eau de coco, pas de café je vous préviens. Au Paradis seule pousse la vanille, il n'y en a que pour la vanille. Au Paradis il n'y a qu'un animal à ailes et c'est l'abeille sans dard. Et pourquoi me direz-vous ? Parce que comme le crabe elle s'est adaptée. C'est pour cette raison qu'aujourd'hui je mets en vente pour les plus méritants une place réservée á la droite de l'Homme aux Clefs. Aujourd'hui c'est la dernière. Il n' en aura plus sur le marché et alors vous aurez beau venir me supplier, il n'y en aura plus. Alors qui est preneur ? Une place lumineuse à la droite du Concierge... Un, deux, trois, adjugé.. vendu à moi-même et à ma descendance, moi Artémia Guimbo, épouse légitime de Victor-Solange Eternel, dit Eternel XXIX".
Et c'est ainsi que la Veuve Eternel s'était auto-attribué les trois quarts des places disponibles à droite au Paradis pour elle et sa progéniture.
Depuis 12 jours elle s'était installée au faîte de Pantaléon, y avait élu domicile et ne s'en éloignait semble-t-il qu'au beau milieu de la nuit pour accomplir, murmurait-on, basse besogne sur basse besogne. Rien de trop catholique, en tout cas. A Wolfork qui ne connaissait les hauts faits et gestes d'Artémia Guimbo dite la Veuve Eternel qui au prix d'épousailles carnavalesques avait eu le toupet de prendre pour mari un mardi de Saint Antoine un cyclone sans devant ni derrière, un fantoche sans gamme ?...Douze jours qu'elle n'était apparue à la devanture de sa boutique de simples qui était devenue une seule pourriture de feuilles, de sortilèges, d'onguents, d'écorces et de peaux animales.
Et pourtant allez comprendre ! Depuis douze jours, malgré la dérade évidente, c'était une femme impeccable qui se présentait sur l'ostensoir des arbres: toujours sur son 31, lançant ses imprécations comme des cerfs-volants au-dessus de la canopée... Douze jours de déraison ! Douze ans d'errance ! Douze jours de déraille ! La veille elle les avait pourtant prévenus ! Elle avait dit sur le ton de la confidence, en gloussant presque: "Demain, bande de verrats, tous autant cancrelats et ravettes que vous êtes, vous allez voir.... Demain mes lèvres verront le miel prendre le goût du ciel!"
Mais ces termes quelque peu sybillins étaient passés comme du vent entre les oreilles de sassafras de tout un chacun. Elle s'insurgeait: "Vous courez dans le vide comme des poulets sant tête mais ne dites pas que je ne vous ai pas prévenus."
Quatre heures du matin ! Le premier chant du coq passa inaperçu surpassé par le vacarme tonitruant d'une colonie d'abeilles sans dard de toutes qualités qui se mirent au garde-à-vous au sommet de l'arbre happé dans un rayon de lune pendant que jaillissaient des mangroves adjacentes des colonies entières, des grappes de crabes et tourteaux de tout acabit, Rois Mages silencieux qui vinrent eux aussi se mettre au garde-à-vous dans l'attente d'un dénouement. Ce fut un vrai charivari. C'est sous cette nuée ardente d'abeilles sans dard et de crabes sans barbe tous unis dans un même élan que naquit en ce treize juin la princesse héritière Maria-Ondine Guimbo Mandaçaia, dite Dalila.
Le père Gaetan, prêtre Tertiaire de Saint François, releva le lendemain matin au pied l'Indicible pèle-mèle les cadavres enchevêtrés et disloqués comme après le passage d'un tsunami de milliers de tubunas, crabes matous, uruçus, mirins, crabes ciriques,gaiamuns, bouches de grenouilles, iraís, jandaíras, crabes araignées, crabes bleus, crabes cailloux, jandaís, boras, guaraipos, jataís, irupuás, tiubas, tubis et crabes des cocotiers... Un vrai calalou de crabes et d'abeilles.
Ce matin-là la Veuve Eternel rentra chez elle comme si de rien n'était, et après avoir débarrassé l'enfant de sa gangue de miel et de graisse de crabe la rinça dans sept lames de mer à hauteur du village de Pituba.