29.4.06

L'île aux Masques


L'île aux Masques est l'île la plus proche de l'île de l'En-Dehors et sa capitale Station Wolfork. Elle est placée sous la protection de saint Guy. Elle s'est longtemps appelée l'île Maria Dolorès et c'est souvent sous le nom de Maria Dolorès (parfois même sous le surnom de Dô) qu'on y fait encore référence. Elle a depuis des lustres la particularité d'être la seule à pouvoir organiser la fameuse promenade des Masques sur ses terres. Ses habitants portent masque toute l'année et tirent même une certaine vanité de cette licence : pendant que d'autres s'égosillent à visage découvert dans la débauche, la luxure, la boue, la fiente, les déhanchements, la bière à flots, les odeurs de viande grillée, pendant qu'ils se grisent et se dégrisent tels des papillons fous en rut, les habitants de l'Ile aux Masques promènent leurs masques et déguisements dans l'affluence et l'impunité la plus totale du 1er janvier au 31 décembre ! Le port de masques et de déguisements est déclaré inconstitutionnel sur l'archipel depuis des lustres selon un arrêté gouvernemental instauré à la fin du 19ème siècle par le président César Gandaia, arrière-grand-père du président actuel, qui était lui-même natif de l'île Maria Dolorès.
- A nous les masques et déguisements, aurait déclaré ce tribun hors pair lors d'une séance mémorable au Parlement des Reliques, à d'autres les corridas, corsos fleuris et autres charivaris!"
Voici l'intégralité de cet arrêté qui devait faire polémique longtemps sur l'île mais qui ne fut jamais abrogé:
"
Arrêté du Président

Cabinet du Président
De par M. Le Président
MM. le Vice-Président

Ordonnance de Police

Du 31 janvier 1890


Sur ce qui a été représenté au Président de la République par un grand nombre de districts, et notamment par ceux de Lundi-Gras, Mardi-Gras, Mercredi-des-Cendres, Jeudi-Gras, Vendredi-Gras, Samedi-Gras, Dimanche-Gras, de Maria Dolorès, de Kalakata, de Matylis, des Souris Vertes, de Matamore, de Guêpes dans l'étendue desquelles les masques se portent ordinairement avec affluence, et par MM. de l'état-major, qu'il serait prudent d'interdire désormais toute espèce de déguisement et de mascarade; et sur le renvoi fait par le Président au Département de la Police, ce Département a vu avec plaisir que cette précaution, dont la nécessité n'avait point échappé à sa surveillance, avait d'avance obtenu l'approbation d'une portion nombreuse des citoyens de l'Archipel; il a pensé que ceux qui ne s'étaient pas expliqué à ce sujet, en partageant la même opinion, avaient cru pouvoir s'en reposer sur le zèle des administrateurs honorés de la confiance de la Nation.

En conséquence, vu les conclusions de M. le procureur, il a été arrêté et réglé ce qui suit :


Article 1er.
Il est expressément défendu à tous particuliers de se déguiser, travestir ou masquer, de quelque nature que ce soit, à peine, contre ceux qui seraient rencontrés dans les rues, places ou jardins publics, d'être arrêtés, démasqués sur-le-champ et conduits au plus prochain district, où il sera dressé un procès-verbal, dont l'extrait sera envoyé au district du domicile, et de 100 Tafias d'amende contre les citoyens domiciliés ou de prison pour ceux qui ne le seraient pas, avec confiscation de tous vêtements servant à déguisement.


Article 2.
Il est pareillement défendu de donner aucun bal masqué, public ou particulier, à peine de prison contre ceux qui, tenant un bal public, y auraient reçu des personnes masquées, déguisées ou travesties, et de 10 Tafias d'amende contre ceux qui, dans les bals particuliers, recevraient des masques, et de la même amende contre toutes personnes qui s'y trouveraient déguisées avec confiscation des habits servant au déguisement.


Article 3.
Il est fait défense à tous marchands d'étaler, louer ou vendre aucuns masques ou habits de déguisement, à peine de 10 Tafias d'amende pour chaque contravention et de saisie et confiscation de toutes les marchandises de ce genre; ainsi qu'à tous musiciens, ménetriers ou joueurs d'instruments de prêter leur ministère, à peine de prison, s'ils ne sont pas domiciliés, et de 53 Tafias d'amende s'ils le sont.


Article 4.
Par dérogation aux articles précédents, en vertu d'une tradition locale et ininterrompue le district de l'Ile Maria Dolorès prendra désormais l'appellation de l'Ile aux Masques et pourra conserver la tradition de la Promenade des Masques pendant toute la durée des festivités carnavalesques et notamment les dimanches après midi et les jours gras, lundi, mardi, mercredi.
Les districts de Lundi-Gras, Mardi-Gras, Mercredi-des-Cendres, Jeudi-Gras, Vendredi-Gras, Samedi-Gras, Dimanche-Gras, de Kalakata, de Matylis, des Souris Vertes, de Matamore devront substituer à leur mascarades et déguisements des corsos fleuris, corridas et autres charivaris.

Le Président invite les comités de district et MM. de l'état-major de tenir la main à l'exécution de la présente ordonnance, laquelle sera imprimée, publiée et affichée partout où besoin sera et envoyée à tous les districts.

Signé :

GANDAIA, Président;
MOMON,
Vice Président;
FOLIA, BRINQUE, VAVAL,
Ministres ;
BOULEMER DE LA GAUDRIOLE,
procureur de l'Archipel. "

La mascarade pourtant limitée du dimanche au mercredi des Cendres (à carème prenant)par décret n'eut de cesse d'enfler. On y accola dès la première année le jeudi gras. Puis vint l'année suivante le Premier Dimanche du Carême, puis d'année en année on continua à grignoter. Bientôt on faisait carnaval de l'Epiphanie à la Mi-Carème. Quelques années passèrent et on se retrouva avec un carnaval allant du 11 novembre jour de la Saint Martin au mois d'août à la Saint Stéphane. Puis un jour les habitants de l'Ile aux Masques décidèrent, sans que personne n'y retrouve à redire, que même lors des fêtes religieuses le port du masque était autorisé et que l'on pouvait même se rendre dans l'église pour y prier Dieu en portant masque et travestissement sans y craindre l'excommunication. Le coup de grâce fut l'autorisation par le Président aux masques de pouvoir porter armes et bâtons en tous lieux et toutes circonstances. La grande illusion du carnaval s'installa ainsi de façon perpétuelle.
Les autres îles bien que se sentant lésées, n'osèrent pas aller à l'encontre des desiderata du Président mais en privé ils considéraient l'île aux Masques comme le paroxysme du dévergondage, une irrégularité chromosomique, une difformité insupportable indigne de l'archipel des Reliques, un Sodome et Gomorrhe propre à contaminer les autres îles si on n'y prenait gare. Aussi le Président de l'archipel, César Gandaia, plus connu sous le sobriquet de Zè Gandaia, dut-il user de toute son ingéniosité, de toute son entrejambe pour permettre que subsiste cette excroissance qui paraissait comme un anachronisme dans le paysage enfin purifié du carnaval.
Ce fin politique, roublard et danseur de premier ordre, ordonnateur en chef du Mardi-Gras, toujours bien mis de sa personne, qui devait rester célibataire jusqu'à son dernier souffle, ce Zè Gandaia se rendit donc en délégation avec le vice président, Leroy Momon, les ministres et le Procureur, Georges Vaval, lesquels se firent un devoir de rencontrer tous les membres de comités de district de l'archipel. La délégation promit monts et merveilles à tous et insista pour l'abolition de la mascarade et des déguisements qui étaient devenus incontrôlables et qui menaçaient la sécurité de l'archipel.

28.4.06

Essence de semen contra : la recette


L'essence de semen contra : une exclusivité de l'archipel des Reliques.
Cette essence, transmise de mère en fille sur l'île Matamore, est un vermifuge puissant dans la lutte contre les parasites intestinaux (contre les ascarides et les oxyures par exemple). Verser quelque gouttes d'essence de semen contra (huile de Chenopodium) sur un morceau de sucre et savourer. Chaque purge doit être répétée dix jours après la première prise. Pour concocter l'essence de semen contra se procurer des fruits et des fleurs de Chenopodium Ambrosioides. Les broyer et les faire distiller à la vapeur. L'essence de semen contra qui fait la renommée de l'île Matamore est aussi connue sous le nom d'huile de Baltimore (ou Baltimore Oil). Cette huile essentielle de couleur jaune aux odeurs de camphre et d'eucaliptus doit être administrée après un jeûne de 24 heures. Deux heures après son ingestion, il est recommandé de prendre 30 ml d'huile de castor ou d'huile de graines de lin. Selon le laboratoire de chimie apppliquée et environnementale de l'archipel des Reliques, situé dans la capitale Station Wolfork, sur l'ile de l'En-Dehors, les fruits frais peuvent être consommés en jus avec du lait ou de l'eau. Par ailleurs cette huile essentielle mais volatile, outre son action vermifuge, est prescrite dans le traitement de la malaria, de la danse de saint-guy (chorée de huntington), de l'hystérie, de certaines maladies nerveuses.
ATTENTION: Peut causer un empoisonnement. Agit comme un NARCOTIQUE qui affecte la cervelle, l'épine dorsale et l'estomac. UNE OVERDOSE D'ESSENCE PEUT CAUSER LA MORT. NE DOIT PAS être ingéré par une femme enceinte. L'abus de cette essence peut résulter en étourdissements, vomissements, maux d'estomac, convulsions et mort (réaction associée à l'essence). Peut affecter le foie, la rate, la vessie, la pression sanguine et la respiration.

Matamore, l'île au semen contra


L'île Matamore est une île accueillante. Il faut certes franchir la mangrove et ses palétuviers et se frayer un chemin entre pneumatophores et racines-échasses inextricables.
Cela la rend à priori difficile d'accès mais une fois franchie la barrière végétale c'est sable blond sur sable blond. C'est une île euphorisante. En 1978 une équipe de chercheurs mandatée par les Nations Unies est venue sur l'ile sous la houlette du Professeur John Red pour en analyser l'atmosphère et tenter d'en percer le secret mais en vain. L'île est irrésistible. On y met le pied et l'on commence à rire. Certains pensent que c'est l'eau de mer qui environne Matamore qui serait responsable de cette hilarité mais après analyse isotopique des cristaux de sel et de sable, il n'a été mis en évidence aucune irrégularité atomique dans la conformation géologique de l'île. On s'oriente maintenant dans l'analyse des crabes bleus de mangrove qui pourraient expliquer certaines manifestations euphoriques inexpliquées depuis des lustres. On notera plus particulièrement que sur cette île ne naissent que des jumeaux homozygotes à la peau noire et aux yeux bleus qui viennent au jour en riant ka ka ka ka ka de concert avec leur mère qui pleure de rire. Certains mauvais esprits ont autrefois attribué cette étrange délivrance euphorique à une coutume locale maintenant en voie de disparition mais qui consistait à imbiber les mains de la sage-femme d'essence de semen contra et à en frotter les yeux et lèvres des nouveaux-nés mais des expériences menées dans d'autres îles ne se sont pas montrées concluantes. Il apparaîtrait néanmoins que certaines essences épileptisantes contenues dans l'essence de semen contra, une spécialité de l'île, puissent expliquer les dérèglements observés. La recherche contunue mais en attendant l'île est placée sous la protection de sainte Catherine d'Alexandrie, morte sur le bûcher pour avoir en son temps proclamé en pleine Inquisition :"Un baiser de Dieu vaut mieux que tous les Royaumes de l'Homme."
L'île de ce fait est devenue un lieu de pélérinage et son carnaval à la fin novembre est des plus voluptueux.

26.4.06

Matylis, l'île


L'île Matylis est une île étrange. Tout y est énorme, comme fait à l'image des démons mâles et femelles qui, les Anciens le disent, jadis peuplaient toutes les îles des environs. Ces démons étaient en fait des tritons, des sirènes hommes quoi, des "mermen" diraient les anglicistes, qui fonctionnaient un peu comme des épouvantails. Alors que leurs compagnes les sirènes essayaient de charmer leur monde par leur chant mélodieux afin de précipiter les malheureux marins de passage sur les écueuils, les tritons faisaient au contraire tout pour les pousser vers les tourbillons les plus profonds en les déroutant de leur voix de fauve. Jalousie, me direz vous ? Les pauvres monstres devaient envier aux hommes ce corps parfait qui faisait tomber les sirènes en pâmoison. Le roi Barnaby régna longtemps sur cette île aux côtés de son épouse Milady avant de céder le trône à sa fille Matylis, la fameuse Sirène Noire, dont la légende a depuis fort longtemps dépassé les limites de l'archipel. Bien sûr les sirènes, tritons, ondins, néreides et autres naiades ont depuis fort longtemps déserté les rivages de Matylis suite à la grande épidémie de polypes du début du siècle mais on dit que le soir du carnaval c'est le moment des retrouvailles. Comme les sirènes peuvent vivent tricentenaires, qu'elles soient à corps d'oiseau ou à corps de poisson, en dames de qualité qu'elles sont, se font un plaisir d'exhiber peignes et miroirs
Le carnaval de Matylis a lieu au large de l'île avec la bénédiction de sainte Barbe...

24.4.06

Reliques, l'archipel au carnaval perpétuel

Bain pour se protéger pendant le carnaval



• Pour se protéger contre l'envie et le mauvais oeil voici un bain de 7 feuillages qu'Artémia Guimbo vous engage à effectuer dare-dare avant de pénétrer en terre de Reliques.



Préparez un bain tiède avec les feuillages suivants :
- Herbe à la belle fille (Ruta graveolens);
- Romarin (Romarinus officinialis);
- Menthe verte (Mentha viridis);
- Anamu (Feuille Avé)(Petiviera alliacea);
- Boldo (Coleus barbatus);
- Feuilles de pitanga;
- Langue de belle mère (Sanseviera Trifasciata).
Prendre son bain en commençant à partir du cou et en descendant graduellement , de préférence avant de dormir. Se débarrasser de l'eau "sale" dans un espace vert. Répéter ce bain pendant 7 lundis consécutifs.


• BAIN POUR SE PROTEGER PENDANT LE CARNAVAL



Pour se protéger des énergies négatives et de la confusion qui nous entoure pendant la période carnavalesque, prendre ce bain de feuillages :

Préparer un bain d'environ 04 litres d'eau bouillante, et ajoutez-y les herbes suivantes :
Herbe à la belle fille;
Sent-bon (tanaisie vulgaire aussi appelée barbotine)(Tanaceum Vulgare);
Anamu (Feuille Avé);
Romarin
Et une poignée de gros sel.
Filtrer et verser sur votre corps en commençant par le cou et en descendant graduellement. laisser l'eau tomber dans un récipient (une bassine fera l'affaire), laisser sécher naturellement. Se débarrasser de l'eau en la jetant dans la rue.

L'abus de carnaval nuit-il à la santé ?

Question accablante. Mais avant d'aller plus en avant dans cette réflexion je vous prie de bien vouloir vous abreuver d'une boisson tranquillisante et protectrice en l'honneur de Saint-Georges, le saint guerrier. Les ingrédients sont au nombre de 7 : sansevière, rue (herbe à la belle fille), piment, menthe.

20.4.06

Un éclairage intéressant sur saint Expédit : le saint des causes pressées


Intéressant. il y a 3 jours je suis en contact sur msn et sur orkut avec une amie qui a été basquetteuse professionnelle au Vasco. On rigole pas mal ensemble et je vois dans l'intitulé de son email Santo Expedito. Elle me dit que le 19 tous ses problèmes vont se résoudre grâce à Saint Expédit. Wanda (pour ne pas la nommer) lui dis-je, saint Expedit c'est moi, je peux tout résoudre. Mais elle ne me croit pas. Comme j'avais sous les yeux une prière à Saint Expédit que m'avait donnée avant de quitter le Brésil lors de mon dernier voyage ma belle-mère Dora, voila qu'opinément je lui sors mon baratin. En trois mouvements la voila conquise et elle me dit "tu connais bien ces choses-là à mon avis." Dare-dare je lui réponds : "bien sûr puisque je suis Santo Expedito en personne. D'ailleurs pour la tester je lui demande que veut dire Hodie à quoi elle me répond : "Homens Oram. Deus Inteligentemente Escuta ", ce qui signifie "Les Hommes Prient, Dieu Intelligemment Ecoute". Moi en cachette me souvenant de mes études classiques au lycée Lakanal à Sceaux, je ressors non pas mon Gaffiot mais ma bible Google et j'interroge Hodie qui, je le pressentais, voulait dire aujourd'hui. Et retournant à mon chat sur msn je lui assène la vérité suivante : Hodie veut dire Hoje (aujourd'hui en portugais). Ah oui me susurre-t-elle je crois bien en avoir entendu parler. Je ne savais pas alors ce que voulait dire Cras (je sais désormais grâce à l'information ci-dessous( l'article de Monique Augras de l'Université Catholique de Rio de Janeiro) que cela veut dire demain. Et qu'il ne faut pas remettre à demain ce que l'on peut faire aujourd'hui. Merci Saint Expédit ! Pour info le 23 avril c'est la Saint Georges, un autre saint guerrier !
Secours d’urgence : le « show » de saint expédit
Monique Augras
Université Catholique (PUC) de Rio de Janeiro



Plan de l'article
Plan de l'article

• La force des images

• Du nom à l’image : la production du culte de saint Expédit

• Bibliographie


Les observations qui suivent m’ont été suggérées par un travail de recherche sur le terrain des cultes populaires brésiliens, qui s’étend déjà sur plus de deux décennies. La première partie de ces recherches a d’abord porté sur les modalités de construction de la personne dans les temples du candomblé, religion d’origine africaine qui jouit aujourd’hui d’une expansion et d’une reconnaissance certaines, à tous les niveaux de la société brésilienne (Augras, 1992). Mais le terrain brésilien est particulièrement riche, il n’y a souvent pas de nette démarcation entre les diverses pratiques cultuelles (sauf au niveau des groupes pentecostaux, qui tiennent à affirmer leur spécificité, en claire opposition à toutes les autres croyances), ce qui m’a finalement amenée à m’intéresser également au culte des saints catholiques, tel qu’on peut l’observer actuellement dans les églises de la ville de Rio de Janeiro, où je réside.

Commencée tout d’abord dans quelques églises appartenant à d’anciennes confréries remontant au temps de l’esclavage – qui n’a été aboli qu’en 1888 – et qui avaient alors été créées dans le double but d’encadrer rigoureusement esclaves et affranchis et d’assurer une sépulture chrétienne à leurs adhérents, cette recherche [1] a permis, entre autres observations (Augras, 2000), de mettre en évidence un type de dévotion tout particulier, dans lequel les saints sont priés de pourvoir aux demandes précises et concrètes des fidèles. En d’autres termes, le rapport entre le saint et le dévot semble dominé par une intention de type magique.

Que le culte des saints, au Brésil ou ailleurs, ait été de tous temps marqué par l’appui, souvent fort spécialisé [2], que chaque élu est censé apporter à chaque moment de la vie de son fidèle, cela est bien connu. Mais en cette époque-ci, où on nous parle de désaffection religieuse, ou de surgissement de nouvelles formes d’ésotérisme, il n’est pas moins intéressant de voir combien tiennent bon les pratiques traditionnelles. À dire vrai, non seulement elles résistent, mais – et cela sera un des aspects que nous prétendons développer ici – elles reçoivent actuellement, au Brésil du moins, un renfort dû au développement des ressources médiatiques.

De tous temps également, l’attitude de la hiérarchie catholique par rapport à cet aspect purement magique [3] a été fort ambigüe, et aujourd’hui encore, elle semble souvent osciller entre la condamnation de pratiques par trop éloignées des consignes du Vatican II, et la tolérance envers certains détails qui, si on y regardait de trop près, pourraient bien révéler une utilisation fort pragmatique des choses sacrées…

Dans la doctrine officielle, les saints, on le sait, représentent tout d’abord un modèle de comportement. En principe, ils ont été des gens comme nous, qui se sont montrés totalement disponibles à la grâce de Dieu et par là sont devenus des guides que tout bon catholique se doit de suivre. L’énorme quantité de canonisations et béatifications proclamées par le pape actuel, Jean-Paul II, a précisément pour but l’accroissement du nombre de ces exemples à suivre pour sauver un monde qui, convenons-en, en a bien besoin ! Mais, dans la perspective de la plus stricte orthodoxie, les saints n’ont aucun pouvoir. Proches de Dieu, ils peuvent lui transmettre les appels des fidèles. Mais c’est Dieu seul qui peut les exaucer. Autrement dit, les saints ont un simple rôle de médiateurs.

Au niveau quotidien des dévots, cependant, ils sont considérés comme étant les dépositaires d’un pouvoir qui peut aller de l’aide spirituelle à surmonter les diverses afflictions de cette vie, jusqu’à l’intervention très précise – ciblée, pour-rait-on dire – dans la résolution d’un problème concret. Chômage, accumulation de dettes, maladie ou conflits familiaux, l’éventail des problèmes à résoudre est assez ample. Mais, dans notre recherche du moins, la demande des dévots présente un caractère commun, quel que soit le but visé : c’est l’urgence. Et les saints qui reçoivent actuellement le plus grand nombre de sollicitations sont ceux dont la renommée assure la diligence.

Outre qu’il met en évidence le moment critique par lequel passe actuellement la société brésilienne, ce caractère d’urgence nous semble également correspondre à l’accélération qui, dès le début du XXe siècle, a été reconnue comme une des marques de notre culture. La civilisation de la jouissance immédiate exige que tout problème soit résolu à l’instant même. Dans ce sens, la dimension magique du recours aux saints, loin de constituer une survivance archaïque d’anciennes traditions – comme on a encore souvent tendance à le penser – paraît s’inscrire dans le droit fil de la société de consommation dont la devise implicite – tout avoir, tout de suite – implique, elle aussi, la croyance à la toute-puissance magique du désir. Ce sera là un autre aspect que nous essaierons de mettre ici en évidence.

Résolution immédiate d’un problème concret, disions-nous, la demande du dévot semble se réduire essentiellement à des pratiques de nature aussi concrète que la situation à laquelle le saint est prié de porter remède. Notre travail de terrain consiste en l’observation systématique du comportement des fidèles qui fréquentent les églises du centre de la ville de Rio de Janeiro. C’est une région de passage, surtout commerçante, et les gens entrent et sortent constamment de ces églises. À dire vrai, le point de départ de cette recherche fut la remarque, il y a bien longtemps, d’une sorte de juxtaposition – pour ne pas dire une coupure – entre la dévotion aux saints et le culte catholique «officiel». En effet, pendant une messe à laquelle nous avions eu l’occasion d’assister [4], nous avions pu voir des gens entrer, aller au pied d’une statue, la toucher, lui parler, et se retirer. Et ce, au moment même de l’élévation quand, selon le dogme catholique, se produit la transsubstantiation de l’hostie en corps du Christ, moment sacré entre tous. Le contraste entre le comportement attendu des fidèles pendant la messe et celui des dévots qui, au contraire de l’adage, aimaient moins s’adresser à Dieu qu’à ses saints, nous suggéra la présence d’un culte méritant une recherche spécifique.

Or, au long de ces observations systématiques, doublées d’entretiens avec les dévots qui veulent bien s’y prêter, ce même comportement s’est montré constant. Les gens entrent dans l’église, s’adressent à une statue, la touchent, lui parlent, parfois écrivent un billet sur un coin de l’autel – ou même écrivent directement sur le mur qui jouxte l’effigie – et, la plupart du temps, font ensuite la même chose auprès d’autres effigies.

Une de nos étudiantes a même noté qu’«il n’est pas rare que certains dévots fassent ainsi le tour de tous les saints représentés [5]. Ce qui suggère que loin d’une dévotion spécifique, le dévot cherche l’appui de tous ceux qui peuvent l’aider (Daniel, 1999). Mais ce qui nous a le plus impressionnés, c’est que beaucoup de dévots ignorent le nom du saint auquels ils s’adressent. Et, apparemment, cela n’a aucune importance [6]. Il ne s’agit donc pas de la dévotion à un saint spécifique, due à sa vie exemplaire, et encore moins – c’était là notre première hypothèse de travail – d’une possible identification à ce saint. Au niveau de ces pratiques quotidiennes, aucune trace d’aspiration à l’imitation de la vie dévote, mais une relation purement utilitaire avec l’image d’un pouvoir.

Car, on aura pu le noter, nous parlons ici constamment des rapports qui s’établissent entre le dévot et l’effigie du saint. Il se dirige vers elle, il la salue, il la touche, il lui parle, et souvent lui laisse un mot. Il lui arrive même parfois de prendre sa mesure avec l’aide d’un ruban.

La chose est assez compliquée, nous l’avons observé à propos de l’effigie de saint Balthazar [7] qui, souvent, se présente couverte de rubans. Quand on lui demande une « grâce », on retire un des rubans, qui doit être coupé à la taille exacte de la statue, et quand la demande a été exaucée, il faut revenir avec 7 rubans de même longueur, qu’on suspend au poignet de l’effigie. Cette coutume semble être d’origine ibérique. Il est d’ailleurs fréquent, dans certaines églises (et couvents…), de « prendre la mesure du Petit Jésus ». Saint Antoine de Padoue, très célèbre au Brésil à cause de son origine portugaise, fait aussi l’objet de ce genre de « mesure ».

C’est donc bien l’effigie qui est porteuse de pouvoir. Le signifié disparaît au seul profit du signifiant. Le sacré est réduit à un pouvoir magique, susceptible d’être manipulé selon les exigences de désirs particuliers. C’est de l’utilisation de ces images que nous allons maintenant parler.
La force des images

La représentation figurée de Dieu et des saints, on le sait, a donné lieu à bien des controverses tout au long de l’histoire du christianisme. La distinction entre idole et icône a souvent paru bien ténue. Il n’est pas dans notre propos de retracer ici les étapes qui, du second concile de Nicée, en 787, jusqu’à celui de Trente, en 1563, ont fini par assurer le triomphe de l’iconophilie dans les pays d’observance catholique. Il n’est cependant pas inutile de souligner que l’iconophobie exprime, sur le mode paradoxal, l’extrême valeur attribuée aux images. Si leur simple présence met en danger le culte de Dieu même, on peut en déduire que toute représentation, en tant qu’análogon de son référent, évoque le risque de se substituer à celui-ci et, par conséquent, de produire une sorte de dévoiement de l’image. Tout semble se passer comme si l’image risquait de «drainer », pour ainsi dire, la force sacrée inhérente à la divinité et de s’en investir. Problème que l’église orthodoxe a résolu d’une façon singulière, en créant la tradition des icônes acheiropoiétai, c’est-à-dire, des images qui passent pour ne pas avoir été faites de la main de l’homme, et donc émanent directement de la divinité.

Pour la théologie orthodoxe, il y aurait une espèce de continuum entre l’Incarnation du Christ et l’apparition de ces icônes miraculeuses: « L’Incarnation aussi est une image [le Fils est l’image du Père, l’Eucharistie l’image du Fils]; le Christ, image, a produit des images. Les images sont vraies : leur existence est une preuve de leur vérité, c’est-à-dire une preuve de la vérité qu’elles représentent » (Spieser, 1991 :124). Logique circulaire que celle-ci, ou plutôt en forme de spirale, qui va peu à peu se déployer pour englober tout le champ de la représentation. « La vérité des images les rend sacrées », dit encore Jean-Michel Spieser dans son beau texte sur les programmes iconographiques dans les églises byzantines, « mais en fait ces images, étant sacrées, ne peuvent qu’être vraies. » (ibid.:125). On comprend désormais l’importance de l’enjeu. La représentation, c’est-à-dire la production de figures qui ont pour fonction de traduire ce qui est invisible sur le plan du visible, est donc mise elle-même au niveau de la création. En faisant voir le sacré sous une forme humaine, l’icône est un opérateur qui, en retour, rappelle au fidèle que lui-même, créé par Dieu «à son image et à sa ressemblance » est promis à un avenir d’éternité. En d’autres termes, l’icône – support visible du sacré – fonctionne dans les deux sens. Elle assure la réalité du passage entre les divers niveaux d’existence, de la création à l’incarnation, et de la vie dévote à la rencontre de Dieu après la mort. D’où sa stéréotypie stylistique, car elle ne représente pas des êtres concrets, mais bien la possibilité qu’ont les hommes d’accèder eux-mêmes au plan de la divinité [8].

Mais le catholicisme romain, dans lequel se situe notre terrain, n’a guère exploité cette dimension. Il semble bien qu’actuellement le seul exemple d’image achiropite se réduise à celui du saint Suaire de T urin, qui fait toutefois l’objet de fortes polémiques. Tout au plus pourrions-nous ranger dans cette catégorie les statuettes – toutes miraculeuses – de Notre-Dame, trouvées dans les eaux [9] mais, à la rigueur, personne ne dit clairement quelle pourrait être leur origine. Le même flou artistique semble d’ailleurs envelopper toutes les effigies auxquelles la tradition attribue des pouvoirs particulier. Jean Pirotte (1991), qui a étudié l’évolution de la valeur attribuée aux images saintes distribuées par les prêtres en Belgique, souligne combien les rapports de l’Église à l’imagerie sont marqués par l’ambiguïté. De nos jours, il est bien évident que le culte de certaines effigies ressortit surtout à d’anciennes traditions, qu’il ne serait peut-être pas très habile de dénoncer, mais qu’il vaut mieux laisser tomber tout doucettement en désuétude. D’autant plus que nous pouvons observer que le culte de saints purement légendaires, et déclarés officiellement ineptes, comme ce fut récemment le cas de saint Georges, n’en continue pas moins à être célébré. Il semble que l’imaginaire populaire suive son cours propre, sans prendre très au sérieux les recommandations de la hiérarchie ecclésiastique. Au Brésil du moins, et ce, malgré une tentative déjà ancienne d’encadrer le comportement des fidèles dans des modèles plus conformes aux désirs de Rome [10], saints historiquement situés et saints purement légendaires sont honorés dans les mêmes églises, et avec la même ferveur.

De même, à l’issue d’une recherche portant sur le culte des saints dans la province espagnole de Saragosse dans les années 80, Ana Maria Rivas Rivas (1997) met en relief cet enchevêtrement entre dévotions traditionnelles et pratiques contemporaines, et note que, la plupart du temps, le saint se confond avec son effigie qui, loin d’être considérée comme une simple représentation figurée, est vue comme la dépositaire du pouvoir attribué à ce saint: « Le symbole dominant des rituels décrits est la statue, l’effigie sacrée qui concentre sur elle la plus grande condensation de signifiés.» (1997 : 109).

Or, le travail sur le terrain des pratiques de dévotions à Rio de Janeiro permet de vérifier que non seulement l’effigie est le saint, mais qu’on trouve plusieurs cas dans lesquels c’est l’image qui semble créer le saint. Image au sens iconographique du terme, mais aussi image verbale : nous allons maintenant, à titre d’exemple, analyser le cas d’un personnage qui reçoit actuellement un culte fervent, marqué particulièrement par une dimension toute médiatique. Nous espérons montrer ici comment se mêlent inextricablement interêts spirituels et matériels, ferveur et manipulation, réponse à l’affliction et exaspération de la consommation, ainsi que les aspects politiques et institutionnels – qui sont toujours présent dans la gestion du sacré…
Du nom à l’image : la production du culte de saint Expédit

Dès le début de notre recherche, notre attention fut attirée par la soudaine visibilité du culte d’un saint jusque-là à peu près ignoré, celui de saint Expédit. Il n’était pas inconnu au Brésil, puisque des chapelles lui avaient même été dédiées: à São Paulo, qui en est la ville la plus importante, il était déjà l’objet d’un culte fervent parmi les soldats de la Police Militaire [11]. Près de la ville de Rio de Janeiro, à Niterói (ancienne capitale de l’État de Rio), il possède également sa chapelle, dont la fondation ne doit guère remonter au-delà du siècle dernier [1926 ?]. Mais la plupart des gens – et nous-mêmes, il faut bien le dire – n’en avaient pas entendu parler.

Or, tout à coup, lors du deuxième semestre de 1998, on trouve partout à Rio des images pieuses représentant St Expédit avec, à l’avers, un texte intitulé Prière de saint Expédit, introduit par ces mots :

« Si vous avez un PROBLÈME DIFFICILE À RÉSOUDRE, et si vous avez besoin d’une AIDE URGENTE, demandez l’aide de Saint Expédit, qui est le Saint des Affaires qui ont besoin d’une Solution Rapide et donc l’invocation ne Tarde Jamais. » [nous repectons les majuscules] Après le texte de la prière proprement dite à « Mon Saint Expédit des Causes Justes et Urgentes », vient la recommandation :

« En remerciement, j’ai [sic] fait imprimer et distribuer mille exemplaires de cette prière, pour diffuser les bienfaits du grand saint Expédit. Vous aussi, faites-les imprimer tout de suite après avoir fait votre demande [au saint].» En effet, il doit bien s’en imprimer des milliers, car on en est inondés. Ces images se retrouvent partout. Pas seulement dans les églises, où elles s’amoncellent souvent en piles plus ou moins discrètes, au coin des autels et même dans les bénitiers secs, mais dans la rue, collées ça et là, chez les commerçants, sur les étals des foires et marchés, dans les taxis et, évidemment, dans mon casier de professeur à l’université…

Bientôt la grande presse fait état de cette avalanche. Suivant la piste indiquée tout en bas de la prière [12], et qui suggère également l’achat d’un livre intitulé « Saint Expédit : Un show de grâces », il est facile de découvrir l’origine de ces images, d’autant plus que l’auteur du livre n’est autre que le propriétaire de l’imprimerie qui ne se fait vraiment pas prier pour raconter sa vie.

Né en 1952 dans l’État de Sta Catarina, élevé dans la foi catholique la plus fervente, il avait même pensé à entrer au séminaire, mais il se maria et fonda une imprimerie qui, par suite des problèmes économiques par lesquels passa le Brésil au début des années 90, fit faillite. Un jour de l’année 1996 qu’il déambulait dans les faubourgs de São Paulo à la recherche d’embauche, il fut abordé, dit-il, par une très vieille dame qui lui demanda à brûle-pourpoint s’il était catholique, et lui recommanda de lire la prière de St Expédit, dont la chapelle était toute proche. Il y trouva des tas d’exemplaires de la prière, « imprimée noir sur blanc», dit-il, et portant la recommandation d’en faire faire un millier en remerciement. Geraldes fit le vœu d’en imprimer dix mille, et sa vie s’améliora petit à petit. Il obtint d’un ami imprimeur le dessin d’un format réduit, « pour que les gens puissent mettre la prière de St Expédit dans leur portefeuille », et il avoue être l’auteur de l’avertissement reproduit ci-dessus. Les commandes affluèrent et, le 19 avril 1997 (jour de la fête du saint), lorsqu’il apporta dix mille affiches représentant l’image du saint à sa chapelle, les dévots se les arrachèrent.

Le succès fut tel que, peu après, le prêtre de la paroisse où habite l’imprimeur résolut de fonder une chapelle dédiée au saint, dans la même rue [13]. L’année suivante, en avril 1998, les personnes qui s’occupaient de la chapelle de Niterói entrèrent en contact avec l’imprimeur qui, évidemment, leur envoya force images, portant dans le fond, la photo de cette chapelle.

Depuis, les chapelles de St Expédit se multiplient au Brésil. Il va sans dire que l’imprimerie de notre héros s’appelle désormais « Éditions St Expédit». Outre le site déjà cité, d’autres ont été créés sur Internet, par d’autres dévots. Le journal Folha de São Paulo, en avril 2000, en signale plusieurs, qui ont pour objet de divulguer les grâces obtenues par l’intercession du saint. C’est plus pratique que les images, disent les créateurs des sites, et un très célèbre représentant de la « théologie de la libération », l’ex-franciscain Leonardo Boff, assure qu’il n’y voit aucun mal, sauf si les gens ont «un rapport mercantile avec la religion, exigeant une solution immédiate » de leurs problèmes [14]. Or c’est exactement ce que font les dévots :

« Répondez à ma demande – «Faites la demande » – Aidez-moi à surmonter ces Heures Difficiles, protégez-moi de tous ceux qui peuvent me porter préjudice. Protégez Ma Famille, et répondez à ma demande avec urgence » (Prière au dos de l’image).

« Ce Saint Martyr est toujours invoqué pour résoudre des affaires urgentes, auxquelles un retard pourra (sic) causer du tort. C’est le Saint de l’avant-dernière heure, celui dont la réponse est immédiate, mais qui exige que l’engagement pris soit également rempli, immédiatement, sans délai» [prière recueillie à São Paulo, d’un autre imprimeur, c’est nous qui soulignons].

Ici, on le voit, la logique qui prévaut est celle du «donnant, donnant». St Expédit exauce immédiatement ce qu’on lui demande, mais exige qu’on lui donne ce qu’on lui doit, de façon tout aussi immédiate… Il est vrai qu’au Brésil, accomplir un vœu se dit payer une promesse. En tout cas, ce niveau d’exigence de la part du saint nous semble chargé de fort relents magiques, car il suggère la possibilité d’un quelconque châtiment (tout au moins le refus de l’aide sollicitée), en cas de non-respect de l’engagement, tout comme les entités des cultes d’origine africaine sont censées le faire. Le style est le même.

En outre, Expédit est qualifié de « Saint des Causes Justes et Urgentes ». Est-ce à dire qu’on pourrait, imprudemment, le confondre avec d’autres protecteurs, bien peu catholiques ceux-là, capables d’exaucer des demandes injustes ? Les billets que nous avons trouvés dans maintes églises donnent à penser que les cultes populaires sont, à Rio du moins, plutôt poreux… Et que les divers « puissants de l’au-delà » (Daniel, 1999) ne sont, au niveau des dévots, pas toujours différenciés.

On aura pu remarquer que le culte lui-même de St Expédit est marqué par la rapidité galopante de son expansion. Peu divulgué jusqu’en 1997, il devient, grâce à la gratitude de l’imprimeur qui inonde São Paulo d’abord et Rio ensuite, de milliers d’images pieuses, le prototype de ce que nous avons appelé les «saints de la crise », catégorie qui groupe des intercesseurs plus traditionnels tels que Ste Edwiges, protectrice des endettés, St Jude Thaddée, patron des cas désespérés, et Ste Rita-des-impossibles, saints déjà bien connus auparavant, mais dont le culte a gagné une grande visibilité à la fin des années 90.

On peut se demander si le succès remporté par St Expédit n’est justement pas en proportion inverse de sa relative invisibilité antérieure. En d’autres termes, n’aurait-il pas pris tout ce relief en conséquence de son obscurité ? Lorsque les grands intercesseurs traditionnels sont assaillis par les demandes des fidèles, le recours à un saint seulement connu par son nom, qui a tout l’air d’être synonyme de rapidité, n’a-t-il pas plus de chance d’être exaucé ? Et, ce qui est important, tout de suite ?

En vérité, si on consulte les traités hagiographiques, on n’y trouve du saint que le nom. Les auteurs des Petits Bollandistes (Guérin, 1880) qui d’habitude ne se font pas faute de narrer maintes légendes fantastiques [15] signalent seulement que, le 19 avril, le Martyrologe Romain célèbre la mémoire des « saints martyrs Hermogène, Caius, Expédit, Aristonique, Rufus et Galatas», mis à mort à Mélitène, en Arménie. Parmi les diverses encyclopédies catholiques dont dispose la bibliothèque de notre université, seul le Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques lui consacre un article, pour dire qu’on ignore tout de sa vie, et que son culte, inconnu du haut moyen âge, aurait été signalé au XVIe siècle, mais se serait surtout répandu vers le milieu du XIXe siècle, en France et en Italie, se revêtant dès lors de « formes superstitieuses » [déjà…]. L’opinion des auteurs de ce dictionnaire est qu’en fait, Expédit n’a jamais existé.

Il s’agirait, une fois de plus, de l’erreur d’un copiste qui, au lieu de transcrire correctement le nom de saint Elpidus, l’aurait remplacé par Expeditus, et l’ignorance du latin aurait fait le reste [16]: « Il a dû prendre naissance d’un véritable calembour qui a fait du saint le patron des causes pressantes. » (DHGE, vol.6 :257). Calembour, en effet, car en latin, expeditus ne veut pas dire « expéditif », mais bien « libre, dégagé », du verbe expedire, « dégager, débarasser, démêler ». Le Quicherat cite, en exemple, le corps de soldats romains dit « expeditus », c’est-à-dire, « armé à la légère ». Or c’est précisément ce corps d’armée qui, dûment exploité, va donner naissance à la légende de St Expédit. Celui-ci sera désormais un légionnaire romain et même, pourquoi pas ?, un « commandant-en-chef de la légion ». Le voici donc représenté vêtu de la cuirasse, de la jupette et des jambières du soldat romain, avec une grande cape rouge qui, à mesure que les images se multiplient, semble bien s’allonger un peu plus à chaque fois, de même que son casque, posé par terre, porte chaque jour plus de dorures. De la main gauche, il tient la palme du martyre et, de la droite, il brandit une croix qui porte l’inscription « hodie », tandis qu’il foule aux pieds un corbeau dont le bec émet l’adverbe latin «cras ».

Cette représentation n’est point brésilienne, elle est déjà signalée par Louis Réau dans son traité sur l’iconographie de l’art chrétien (1958), mais il ne la date malheureusement pas, si bien que nous ignorons jusqu’à présent quelle peut être l’ancienneté de ces attributs. On serait tenté d’y voir la main d’un religieux bien intentionné [et francophone !] qui, à partir d’une certaine ressemblance phonétique entre les mots cras et croasser, aurait introduit la légende selon laquelle :

« à l’instant même de sa conversion, apparut un corbeau qui, symbolisant l’Esprit du Mal, lui dit: “Cráss… Cráss… Cráss…” ce qui, en latin, veut dire : “Demain… Demain… Demain…” Cela signifie que l’Esprit du Mal, au moment même de la conversion de saint Expédit au christianisme, essaya de le convaincre de prendre son temps, en lui disant que rien ne pressait – attends demain pour te convertir ! Mais saint Expédit, en bon soldat, réagit énergiquement, en écrasant le corbeau de son pied droit, et cria “Hodie… Hodie… Hodie… je ne souffrirai aucun retard. Je n’attendrai pas demain, je veux être chrétien dès aujourd’hui.” » C’est pourquoi on le connaît comme un saint qui résout les problèmes avec rapidité, le Saint de la Dernière Heure » (Geraldes, 1999).

À dire vrai, cette fable n’est guère plus absurde que toutes celles qui abondent dans les pages des traités hagiographiques. D’ailleurs la vraisemblance n’est pas ce qui nous préoccupe ici. Ce qui nous intéresse, c’est la réinvention – au sens étymologique, de re-trouvaille – d’un saint taillé sur mesures pour répondre aux problèmes qui assaillent aujourd’hui les dévots. En fort contraste avec la réputation bien établie selon laquelle tous les habitants de l’Amérique Latine – et pas seulement les brésiliens – seraient généralement portés sur la procrastination, l’ajournement est désormais le fait du démon. Car il s’agit de résoudre, le plus vite possible, aujourd’hui même, le problème qui m’afflige. Ste Edwiges peut adoucir le cœur de mes créanciers, Ste Rita ou St Thadée peuvent m’aider à surmonter ce qui paraissait impossible à affronter, mais seul St Expédit m’assure une solution immédiate.

On aura remarqué le glissement sémantique : pour un chrétien, parler de la « dernière heure » semble faire allusion à l’heure de la mort, mais le contexte du culte de St Expédit montre que, s’il s’agit bien ici d’un dernier recours, il ne peut guère être entendu en tant que question spirituelle. C’est d’un secours de toute urgence dont le dévot a besoin, pour éviter, in extremis, la saisie de ses biens ou la perte de son emploi. De ce point de vue, toute heure est la dernière, car le dévot se trouve littéralement à toute extrémité. Angoisse due bien évidemment aux difficultés de l’heure, mais aussi exaspération de l’immédiatisme contemporain. Car si le discours des premiers dévots de St Expédit, comme c’est le cas de Renato Tadeu Geraldes que nous avons systématiquement cité ici (Geraldes, 1999), montre que le recours au saint s’est produit dans un moment objectivement désespéré, il n’en est pas moins vrai que celui-ci semble désormais invoqué à tout propos. Son succès est tel qu’il est devenu – qu’on nous passe l’expression – une sorte de « commis-voyageur » des autres saints.

Cela se vérifie au niveau des images. Les éditions St Expédit impriment à tour de bras, dans un style iconographique aisément identifiable, des images pieuses diffusées à des millions d’exemplaires, des saints les plus populaires [17]. D’autres imprimeurs lui emboîtent le pas. La distribution d’images à tous les coins de rue s’intensifie. La pratique de faire imprimer un millier en remerciement s’étend au culte d’autres saints. Si on lit attentivement la notice, on remarque qu’il y a des prix concurrentiels : des R$ 38,00, francs de port, on passe parfois à R$ 35,00, et même à R$ 20,00, mais avec une taxe postale de R$ 15,00… D’autres, par contre, n’affichent pas leurs prix. Nous sommes littéralement sur le terrain mercantile que dénonçait Leonardo Boff.

En outre, au niveau des images mêmes, nous voyons sur la couverture de publications religieuses de style traditionnel, la figure de St Expédit qui semble n’être là que pour attirer l’acheteur.

Le caractère spectaculaire du culte du saint – Geraldes intitule son opuscule « Saint Expédit : un show de grâces » – se situe, il faut bien le dire, dans la mouvance d’une nouvelle facette des pratiques catholiques, originaire encore de São Paulo, et qui est la transformation de la messe en un authentique happening de masse. Le mouvement de « rénovation charismatique » nous vient des USA et a été adopté au Brésil, il y a une bonne quinzaine d’années, dans le but assez évident de faire face à l’expansion des sectes pentecostales. Le mouvement charismatique met l’accent sur les aspects affectifs et émotionnels de la foi, et organise des messes chantées et dansées. D’abord limité aux jeunes des classes aisées et même très aisées, ce mouvement semble avoir misé sur ces nouveaux « prêtres danseurs » dont la star est incontestablement Marcelo Rossi, qui attire des centaines de milliers de participants à ses messes-spectacles, et dont les CD se vendent par millions. Il n’est pas possible de développer ici une analyse de ce phénomène, mais nous nous devons de le signaler, car il fait partie de la scène religieuse actuelle. En outre, le mouvement charismatique a remis les chapelets à la mode, il s’en fabrique désormais des milliers, et leur utilisation va de l’instrument traditionnel des prières à la Vierge à la transformation en colliers ou en bracelets de pierres précieuses…

Il s’agit donc bien d’une multiplication médiatique, dans laquelle chaque élément produit une chaîne qui se dédouble en divers niveaux de production, à un rythme chaque fois accéléré, et dont le résultat est cette véritable inflation d’images et de demandes, et de distribution d’images. Que la vieille foi catholique y trouve son compte, à quel point, et à quels risques, ce n’est point notre propos de l’estimer ici.

Ce qui attire notre attention, par contre, c’est ce glissement du rôle attribué aux saints, ce passage de la médiation à la médiatisation [18], dans lequel le champ du sacré semble se réduire à un marché magique où prime la satisfaction immédiate des besoins les plus concrets. Certes, et nous l’avons déjà souligné, le culte des saints s’est toujours accompagné, au cours de l’histoire, de pratiques plus ou moins magiques et «superstitieuses ». Mais maintenant, il semble que la scène soit dominée par cette prolifération de demandes et d’images qui, dans une progression géométrique, s’éloignent chaque fois plus de la perspective du salut. Salut qui, pour un chrétien, devrait être à l’horizon de son espérance.

Le culte de St Expédit, par la forme qu’il a actuellement pris au Brésil, nous offre le plus vif exemple de la voracité et de l’immédiatisme de la société de consommation. Son image illustre la perte de toute temporalité. Car, en foulant aux pieds l’oiseau qui parle du lendemain, Expédit anéantit l’idée même d’avenir…

Bibliographie

• AUGRAS, Monique, Le double et la métamorphose: L’identité mythique dans le candomblé brésilien, Paris, Méridiens Klincksieck, 1992.

• AUGRAS, Monique, Existências lendárias : hagiografia e subjetividade, Rapport de recherche pour le CNP Q, PUC-Rio, 2000, 182 p.

• BAKHTINE, Mikhail, Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984.

• BRANDÃO, Carlos Rodrigues, Religião e catolicismo do povo, Curitiba, Univ. Catol. do Paraná, 1977.

• CASSAGNES-BROUQUET, Sophie, Vierges Noires, Rodez, Éditions du Rouergue, 2000.

• CERTEAU, Michel de, Uma variante : a edificação hagiográfica. In A escrita da história, Rio de Janeiro, Forense, 1982, 266-278.

• DANIEL, Renata Del C., Os poderosos do Além, monographie de conclusion du cours de formation en Psychologie, PUC-Rio, 1999.

• Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, Paris, Letouzey et An é, 1924/ 1963, 15 vol.

• GERALDES, Renato T., Santo Expedito : « Um show de graças », São Paulo, Edit. Santo Expedito Ltda, 1999.

• GUÉRIN, Paul, (org.), Les Petits Bollandistes, etc., Paris, Blond et Barral, 1880, 17 vol.

• MAUSS, Marcel, Œuvres – 1. Les fonctions sociales du sacré, Paris, Minuit, 1968.

• PIROTTE, Jean, L’imagerie de dévotion aux XIXe et XXe siècles et la société ecclésiale. In F. DUNAND et al., L’image et la production du sacré, Paris, Méridiens Klincksieck, 1991, 233-249.

• RÉAU, Louis, Iconographie de l’art chrétien, t.III – Iconograhie des saints, Paris, PUF, 1958, 3 vol.

• RIVAS RIVAS, Ana Maria, Le pouvoir symbolique des images religieuses. Bastidiana, 19/20 : 99-116, juil./déc.1997.

• SPIESER, Jean-Michel, Les programmes iconographiques des églises byzantines après l’iconoclasme. In F. DUNAND et al., L’image et la production du sacré, Paris, Méridiens Klincksieck, 1991, 121-138.
NOTES

[1] Réalisée grâce à l’appui du Centro Nacional de Pesquisa e Tecnologia (CNPq), l’équi- valent brésilien du CNRS, avec une importante participation de nos étudiants.
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Réalisée grâce à l’appui du Centro Nacional de Pesquisa e Tecnologia (CNPq), l’équi- valent brésili...
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[2] Il n’est que de compulser les listes établies par Louis Réau dans son Iconographie des saints (1958) pour le vérifier.
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Il n’est que de compulser les listes établies par Louis Réau dans son Iconographie des saints (1958...
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[3] Sans vouloir entrer dans une discussion d’ordre théorique, nous désignerons ici comme « magique » tout recours à l’utilisation de pouvoirs supra-naturels pour obtenir la réa- lisation concrète d’un désir.
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Sans vouloir entrer dans une discussion d’ordre théorique, nous désignerons ici comme « magique » t...
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[4] C’était, en 1986, une messe pour le repos de l’âme d’un haut dignitaire du temple de candomblé où nous menions alors nos recherches…
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C’était, en 1986, une messe pour le repos de l’âme d’un haut dignitaire du temple de candomblé où n...
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[5] Inspirée par les observations de Marcel Mauss (1968) sur le sens de la rotation des rondes, notre équipe a même cherché à vérifier si ce «tour des saints » suivait un sens constant, mais nous ne sommes arrivés à aucune conclusion.
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Inspirée par les observations de Marcel Mauss (1968) sur le sens de la rotation des rondes, notre é...
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[6] Lors de l’interview télévisée d’un des joueurs de l’équipe brésilienne pendant le Mon- dial de 1998, celui-ci déclare, en montrant la médaille que sa mère lui a donnée : « Je ne sais pas de quel saint il s’agit, mais j’y crois ! »
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Lors de l’interview télévisée d’un des joueurs de l’équipe brésilienne pendant le Mon- dial de 1998...
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[7] Qui, comme on s’en doute, n’est autre que l’un des rois mages.
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Qui, comme on s’en doute, n’est autre que l’un des rois mages.


[8] Bakhtine (1984) établit une correspondance entre hagiographie et création d’icô- nes : dans les deux cas, la forme reste traditionnelle et conventionnelle, car la vie du saint est significative en Dieu, et non par elle-même. Il n’y donc pas de place (ou si peu…) dans la vie des saints, pour la variation individuelle, aspect que Certeau (1982) a également mis en évidence.
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Bakhtine (1984) établit une correspondance entre hagiographie et création d’icô- nes : dans les deu...
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[9] C’est le cas de « Notre-Dame Apparue » [Nossa Senhora Aparecida], statue de N.-D. de la Conception, trouvée dans les filets de trois pêcheurs de l’État de São Paulo au XVIIIe siècle, et qui est aujourd’hui la sainte patronne du Brésil. Voir à ce sujet Cassagnes-Brouquet (2000:34-36).
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C’est le cas de « Notre-Dame Apparue » [Nossa Senhora Aparecida], statue de N.-D. de la Conception,...
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[10] La seconde moitié du XIXe siècle y fut marquée par l’action énergique des « évêques réformateurs » mandatés par Rome pour en finir avec le culte des saints «populai- res », d’origine portugaise et le remplacer par des dévotions telles que celle du Sacré Cœur. Malgré les recommandations qui prônaient des interventions plutôt «mus- clées » – l’évêque de São Paulo en arrivant à ordonner, en cas de désobéissance, de « mettre à bas les chapelles des cultes populaires » (Brandão, 1977:156) – le fait est que ces cultes traditionnels continuèrent, aussi florissants que par le passé.
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La seconde moitié du XIXe siècle y fut marquée par l’action énergique des « évêques réformateurs » ...
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[11] À quelque chose près, l’équivalent de la Gendarmerie.
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À quelque chose près, l’équivalent de la Gendarmerie.


[12] Imprimerie Saint Expédit. R$ 38,00 le millier, franc de port, avril 1997. Demandez aussi le livre : « Saint Expédit, un show de grâces». Numero vert 0800.55.1904, ou à São Paulo, tel. 6951.2099. VISITEZ NOTRE PAGE SUR INTERNET : http.// www. santinho. com. br
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Imprimerie Saint Expédit. R$ 38,00 le millier, franc de port, avril 1997. Demandez aussi le livre :...
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[13] Geraldes (1999 :71) se demande si c’est une «simple coïncidence » (sic). On vient d’ailleurs de découvrir qu’il y a, dans l’État de São Paulo, un village qui s’appelle Santo Expedito et qui, tout comme celui de Saint-Valentin en Bas-Berry, semble promis à un bel avenir.
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Geraldes (1999 :71) se demande si c’est une «simple coïncidence » (sic). On vient d’ailleurs de déc...
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[14] Interview publiée par la Folha de São Paulo, cahier Cotidiano, p.3 «Rede cria pagador de promessa virtual», 9 de abril de 2000.
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Interview publiée par la Folha de São Paulo, cahier Cotidiano, p.3 «Rede cria pagador de promessa v...
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[15] Le titre exact du traité, qui se compose de 17 volumes, est le suivant: Les Petits Bollandistes – Vie des Saints de l’Ancien et du Nouveau Testaments, des Mar- tyrs, des Pères, des Auteurs sacrés et ecclésiastiques, des Vénérables et autres personnes mortes en odeur de sainteté – Notice sur les congrégations et les or- dres religieux – Histoire des Reliques, des Pélerinages, des Dévotions populaires (suite note 15) et des Monuments dûs à la piété depuis le commencement du monde et jusqu’à aujourd’hui.
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Le titre exact du traité, qui se compose de 17 volumes, est le suivant: Les Petits Bollandistes – V...
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[16] À dire vrai, je n’ai pas trouvé, non plus, trace d’un quelconque saint Elpidus…
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À dire vrai, je n’ai pas trouvé, non plus, trace d’un quelconque saint Elpidus…


[17] Suivant la revue Época (op.cit.), en 1998, l’éditeur en aurait imprimé 18,7 millions, et projetait d’en produire 76 millions dans l’année 2000.
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Suivant la revue Época (op.cit.), en 1998, l’éditeur en aurait imprimé 18,7 millions, et projetait ...
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[18] Cet aspect a été fort bien mis en relief par les commentaires qui ont suivi notre intervention, intitulée «Le sacré en miettes : fonction des images dans les cultes po- pulaires brésiliens », au séminaire du doctorat en sciences de l’éducation animé par nos éminents collègues Dany Dufour et Patrick Berthier à l’université de Paris-VIII, qui nous avaient permis d’exposer une première version de nos observations, en février 2001. Je remercie également le professeur Claúdia Garcia, ma collègue à la PUC, d’avoir attiré mon attention sur le fait qu’en tuant le corbeau, St Expédit détruit toute perspective temporelle.

Saint Expédit, le saint des causes urgentes

A invoquer tous les 19 du mois et spécialement le 19 avril, jour de sa fête. Dommage que nous soyons le 20. Il porte à la main une croix où figure le mot "hodie" qui veut dire aujourd'hui. Etrange, non....
Attention il faut que les causes soient justes et urgentes. Priez, vous serez exaucés et en remerciement , faites publier et distribuer immédiatement 1000 exemplaires de cette prière, pour propager les bienfaits du grand saint Expédit

Analysons ensemble cette phrase de notre ami rastafari Levi Tik

"Oben tu as mis le camphre macérer dedans pour le totikoli oben la vwa enrouée déraillée après le vidé de décalfoucation vavalesque".
Nous atteignons ici l'un des plus hauts niveaux de la prosodie joycienne. L'auteur anticipant la mise sous tutelle du rhum agricole gwadayenyen par la world enterprise (symbolisée ici par des entrepreneurs chinois en visite d'étude sur l'île) se rappelle avec nostalgie des mille et uns usages du rhum. Ici il nous rappelle que le rhum mélangé au camphre peut résoudre un torticolis, et qu'il peut rendre à la vie la voix enrouée après les mille et un sauts du vidé carnavalesque sous la haute protection de Vaval.
Exercice d'application à rendre pour la semaine prochaine (ce sera noté):
Expliquer en deux pages : "le vidé de décalfoucation vavalesque".
A vos plumes !

Vavalesque : un néologisme ?!!

Je le croyais mais Tonton Google m'a remis au pas illico. Ne voila -t-il pas qu'un compère rastafara blogueur de première qualité, un dénommé Lévi Tik, a inscrit ce vocable dans son blog me fauchant l'herbe sous le pied. Moi qui allais contacter l'Académie Française et revendiquer une fière paternité ; j'allais jusqu'à écrire à Bernard Pivot pour qu'il me recommande. Eh bien non. Un petit mâle de Gwada, la terre qui m'a vu naître il y a un bon demi-siècle, me donne un bon coup de rasoir, mais effilé, effilé. Je n'ai plus qu'à aller éplucher mes ignames et à tenter de préparer du foutou d'iyan. Un bonjour à tous les Nigérians qui nous lisent !
Tenez voici la preuve par a + z : profitez en pour admirer le phrasé gwadayenyen (ah à si ce n'est pas un néologisme, çuila ?) chaloupé tout bonnement, man !
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14. Lévi Tik septembre 5th, 2005 at 9:56 pm

Arrrg. Jah†, je manqué toufé. Oui oui oui. Jah† je manqué toufé. Hé bé bien. Rhum chinois☻ pou les matinitjé ? Oh l’Eternal†, oh Damballah┼, oh Vaval┼. Venez ici vous tous les Jésus† and les Christophus Colombus et aussi Marie† la Virginidad avec sa ti-copine brésilienne Yémanjah†.

Quoi ? quoi ? quoi ? Qui l’a dit de venir isiya espionner notre si tellement bon rhum pour faire les punch épi les planteurs (spécial bien glacé avec une paille dedans épi un ti marinade cribich avec la salade laitue pour Okay♥).

Oh my lovely Jah†, qui va le montrer notre si tellement bon rhum, tu frottes les coups avec le bay-rhum tu as mis dedans le fey bwa d’inde, oben les morne-rougiens épi les matouba-papayens, en tête du morne là qu’il fait froid, frottent avec le citrocol que tu as mis du citronnelle dedans. Oben tu as mis le camphre macérer dedans pour le totikoli oben la vwa enrouée déraillée après le vidé de décalfoucation vavalesque. Oben tu bois le bwa bandé pour honorer bobonne oben faire le joli coco tout frais avec la choupette déwô (pas Homoerectuk Ψ qui n’aime que la coucoune dodue). Oben dlo cho avec miel ek citron pour si tu as le plérésie. Oben le CRS (coup de rhum sec) qui frappe comme un boutou que les mèt-tafiatèr aime si tellement qu’ils le boivent depuis le bon-matin boneu.

Oh Jesus Christus† and Cie ba nou ronm, sa ki lé ronm. Amen ainsi soit-il. Deo† Gratias.

Jah l’Eternal† el Governator, éteint ton ti-kali sinsemilla, hèle les copains ek les copines, prenez vos labélèt épi foutè roche en tjou la-chine dépi aprézan jika tan yo pati. C’est les mêmes qui a tué Mao Ψ et Hua Ko Feng Ψ et les massistes-léninistes. Fok pa yonn ni tan chapé avec les secrets de notre si tellement bon, si tellement doux rhum de la Martinique, fille préférée de l’Eglise alcoolique. Sé vré, wi. ©

"Echos et Excrétions du Triduum momesque"

Encore un article brésilien (encore ?!) sur le triduum momesque que je me refuse à traduire par triduum carnavalesque et puis tant pis puisque le roi s'appelle aussi par ailleurs Vaval on peut parler de "triduum vavalesque". Mais ne voilà-t-il pas que Carlinhos Brown (aucune parenté avec Charlie Brown, je vous rassure) pense que l'expression "triduum vavalesque" n'a plus aucun sens, spécialement à Salvador de Bahia au Brésil, où la folie (c'est le nom que l'on donne à la fête) commence le jeudi pour ne se terminer que le mercredi.

"Ecos (e excreções) do tríduo momesco

Carlinhos Brown entende que a expressão "tríduo momesco" já não faz sentido, especialmente em Salvador, onde a folia começa na quinta e só acaba na quarta-feira. E mesmo assim porque as ruas tornam-se perigosamente escorregadias, em virtude do acúmulo de excrementos humanos, o que tem provocado acidentes em turistas e nativos. No resto do ano, como se sabe, os baianos - alegres e musicais - ensaiam o carnaval.

Mas o genro de Chico Buarque tem dúvida quanto ao nome mais adequado: "Acho que septíduo, né não? Septíduo Momesco. Que tal? Talvez octúduo seja mais sonoro (vocalize com o estranho vocábulo, acompanhado de onomatopéias e sons guturais compondo rimas e aliterações muito inventivas), com a vantagem de que o carnaval ganharia mais um dia. Pensando melhor, sugiro decíduo!".

Decíduo? Não é que faz sentido? Por vias tortuosas, Brown capturou a "essência da coisa", alheio ao próprio insight. Dez dias de folia podem parecer intermináveis para o resto do país mas, ainda assim, transitórios, efêmeros para "a nossa alma carnavalizante"."

Le carnaval perpétuel de Reliques est-il coupé du monde ?

Cette question taraude certains et je le comprends aisément ! Allez donc sur WIKIPEDIA.ORG ! A l'entrée "Archipel" de Wikipedia, parmi tant et tant d'endroits tous aussi mythiques les uns que les autres, une petite note existe sur l'archipel des Reliques.
Voyez par vous-même

L'amour est un carnaval ?


Qui a dit ça ? Dario Moreno ou Guétary dont j'ai oublié le prénom ?

Por que parou, parou por quê ?

Maintenant que vous savez (grâce à saint Wikipedia) que selon l'Eglise universelle le carnaval commence dès le 6 février à l'Epiphanie pour aller jusqu'au mercredi des Cendres quand commence le Carême et ses quarante jours de pénitence, vous pouvez le coeur léger entonner avec moi : "Por que parou, parou por quê ? Por que parou, parou por quê ? Parei porque vi violência. Parei porque vi confusão". Ah inoubliable Moraes Moreira !

Vous avez dit "triduum momesque" ?

Oui triduum momesque, est bien le mot dont il s'agit. Bien que le carnaval ne dure en théorie que 3 jours il dure à la vérité au moins 6 jours du vendredi date à laquelle les clés du royaume sont remises au Roi Momo ou au Roi Vaval jusqu'au mercredi des Cendres où elles sont rendues au Royaume. Quant aux fêtes pré-carnavalesques elles ont lieu dès début décembre et tout au long de l'année les fêtes patronales de chaque bourg permettent au soufflé de ne pas retomber. Or sur l'archipel dont nous parlons il y a 170 îles îles dont seules trente-six sont habitées. Chacune d'elles ayant sa fête patronale, sous la protection de l'un des Quatorze Saints Intercesseurs

Que dit Wikipedia ?
"Le Triduum (littéralement « trois jours »), s'étend aux trois jours de Jeudi saint, Vendredi saint et Pâques pendant laquelle l'Église célèbre la Passion, la mort et la résurrection de Jésus.

Le Jeudi saint rappelle la célébration de la Pâque juive et la célébration chrétienne de la Cène aussi bien que le lavement des pieds, rappelant le ministère du service, ou diaconie.

Le Vendredi saint est l'anniversaire de la mort de Jésus. Dans l'Église catholique, l'Eucharistie n'est plus célébrée jusqu'au dimanche. L'accent est mis sur la liturgie de la Parole avec la lecture du récit de la Passion et des psaumes qui annonçaient la douleur de Jésus.

La vigile de Pâques, normalement célébrée après que le coucher du soleil du Samedi saint, est le point culminant du Triduum, quand l'Église commence à célébrer la lumière de la Résurrection. Le Triduum finit Pâques le dimanche, mais la célébration continue pendant tout le temps de Pâques."

Interrogeons cette noble âme sur le carnaval : Le carnaval selon saint Wikipedia

19.4.06

Pendant le Carnaval seuls les pouilleux sont saints, dixit Arnaldo Jabor

Voici l'intégralité d'un article paru dans le journal Globo d'Arnaldo Jabor au lendemain du Carnaval brésilien. Le titre est "pendant le carnaval, seuls les pouilleux sont saints". J'en conclus que chacune de mes îles se doit d'être pouilleuse pendant les 3 jours et plus que dure son "triduum momesque" si elle veut atteindre la sainteté.

Arnaldo Jabor - No carnaval, só os sujos são santos


O Globo
28/2/2006

Todo ano é o mesmo problema: minha coluna sai na terça-feira de carnaval e o único assunto, claro, é o próprio. E sou obrigado a me repetir, pois não tem sentido falar do Lula no carnaval, apesar de ele estar fazendo uma folia nos 365 dias do ano, fantasiado de messias populista, usando chapéu de cangaceiro, de corintiano, de Baco na festa da uva, dançando xaxado, usando agora um blusão “goiabeiro” com um escudo da República, com faixa e tudo. Não dá para falar desse homem, porque é falta de tato, escrever no carnaval para um leitor de ressaca, vestido ainda de bailarina, barbado e sujo, tomando Engov com sal de fruta. Nem dá para falar dos outros ventos que rolam no noticiário, como a gripe aviária, esta vingança das galinhas, nem do espantoso estrago que o Bush fez na humanidade, destruindo em quatro anos o nome da América, unindo o Oriente contra nós e criando exércitos de homens-bomba que agora vão iniciar a guerra civil no Iraque. Este ano eu tentarei não enlouquecer com a insânia do mundo, porque andei muito messiânico. Se bobear, acabo fazendo discursos na rua, como um profeta de camisola, com multidões rindo e me jogando cascas de tangerina. Por isso, só me resta ficar no carnaval mesmo.

Antigamente, os jornais chamavam o carnaval de “tríduo momesco”. Não é genial? “Tríduo momesco”, três dias de folia, delírios de Momo. E o tríduo momesco começava bem antes do carnaval. Começava como uma frente quente no ar, com sons de marchinhas que surgiam no rádio, com os flamboyants sangrando no verão do Rio, com as cigarras cantando (onde estão as cigarras do Rio nos fins de tarde?) naqueles verões que prometiam amores infinitos. O carnaval começava como o prenúncio de uma tempestade feliz, o carnaval para mim não era nem orgiástico nem sexy; era a esperança de realizar alguma façanha, alguma aventura que nunca ousara, que ia mudar a minha vida de tímido e bobo, algo de milagroso, uma paixão realizada, um rosto infinitamente belo que eu beijaria entre confetes dourados e serpentinas sensuais, um extraordinário feito sexual na madrugada ou até mesmo um dramático desencontro, como no famoso conto de João do Rio, “O bebê de tarlatana rosa”.

Para mim, o carnaval sempre teve um ar etéreo, impalpável, sempre foi uma ventania de sons, uma debandada de perfumes, uma alegria febril que só os outros tinham e que eu nunca entendia direito, deslocado, pensando: “Por que estão tão felizes?”.

Eu gostava mesmo era de sair nas ruas do subúrbio para ver os blocos de sujos, como chamavam. Havia perto de casa, no Rocha, um sujeito que saía com uma casaca velha, numa bicicleta cambaia, triste, em silêncio, com um cartaz: “Bloco do eu sozinho” — tinha algo de metafísico. Tinha o “Amélia”, um mendigo bicha que se vestia de mulher sobre seus trapos e cantava “Chiquita Bacana”. Vendo os clóvis de Santa Cruz, os malucos de saia, bigode e tamancos, eu ficava feliz (oh... infância neurótica...); o resto, as odaliscas jovens, as tirolesas e piratas me intimidavam.

Muitos anos mais tarde, entendi a razão profunda dos blocos de sujos quando vi um genial filme de Jean Rouch, o antropólogo-cineasta francês, um filme chamado “Les maîtres fous”. Nele, os desgraçados da África do Sul, os “underdogs” negros do apartheid iam de noite para a floresta fazer um ritual meio vodu de exorcismo dos dominadores brancos. Uma camisola suja vestia um negro enorme, representando a “mulher do governador”, os passos de ganso dos guardas do palácio viravam uma dança caricatural pelos negros esmagados de solidão, um grande ovo de avestruz era espatifado na cabeça de um outro negrão, como o chapéu coroado de amarelo dos generais brancos. Esta representação escrachada da vida social, esta crítica travestida nos oprimidos, esta mímica de si mesmos esculhambados em seu dia-a-dia, isso fica muito além do narcisismo que tomou conta de tudo no carnaval de hoje.

Esta gente não se espreme no gueto programado dos sambódromos.

Nas ruas remotas, está a origem preciosa do carnaval profundo, a festa maluca que o povo dá a si mesmo. Lá estão os desesperados, os famintos de comida e de amor, lá estão os excluídos da festa oficial. Nas ruas, estão os anjos de cara suja, os blocos das escrotas, os blocos dos vagabundos, dos bêbedos ornamentais, da crioulada dura. Esses molambos e pirados jogam sobre nós a beleza da lama, detêm o enredo de séculos de exclusão; na verdade, o samba-enredo mais antigo da humanidade: “Tragédia milenar dos desgraçados”. Ali está a muda revolta não-entendida do trabalho desumano, da escravidão dos baixíssimos salários, o prazer de escrachar-se e escrachar a beleza óbvia da elegância e do brilho. Nesta inversão da beleza limpa, há a invasão de uma poesia “grotesca”, que atravessa os seculos, desde Brueghel, Bosch, Rabelais até Goya e Ensor, e acaba nas caretas coloridas das máscaras da Casa Turuna. Nas ruas sujas, estão as raças brasileiras ensopadas, num casamento grupal doído, dando à luz um bebê mestiço gargalhante, que nos lembra que, sob o brilho das massas de mercado, sobra uma santidade essencial misteriosa.

Le Bal d'Entre Deux Morts : chapitre 5

5

Depuis que le monde cyclonant cyclonait des cycloneries, jamais un dernier chaos ne fut demandé si sauvagement par un chevalier vermeil à genoux ! Ce chaos-là était d’un beau tellement beau qu’il était bel ! Un bien bel chaos. Eternel murmurait mielleusement à son oreille : “Je suis à tes ordres”.
“Quand tu te résoudras à revenir à moi
Je serai à tes ordres.
Quand tu te convaincras que je suis ton destin
Je serai à tes ordres.
Et tu verras ton nom tatoué sur ma poitrine
Avec le sang de mon coeur,
Mes lèvres assoiffées de tes baisers
Qui sont ma seule ambition.
Arrache-moi le coeur et prends-le dans tes mains
Et tu verras instantanément
Que je ne t’ai jamais trompée, que je t’ai toujours attendue
En toute sincérité.”

Et ce qui devait être à l’origine pour Artémia, un boléro express, grosso modo, stoïque et règlementaire, vite fait bien fait, pour se débarrasser et ne pas jouer les pimbêches, s’avéra en définitive être un concours de danse torride et acrobatique plus luxurieux et langoureux que tous les concours de danse jamais enregistrés sur notre bonne terre de Reliques par les échelles Richter, Beaufort et Safir-Simpson confondues ! C’est un fieffé goinfre, ma bonne dame, armé de son gonfanon, qui sortant de cale sèche du zéro absolu des quatre points cardinaux appareilla : sans perdre une minute, il fonça tout schuss, entra dans la mesure, déboula sur l’aile droite de l’île, transformée pour l’occasion en cabaret d’argile en état de mort réversible, feinta, dribbla, joua un une-deux avec lui-même et entama le second mouvement sur le même tempo que le premier. Histoire de semer la panique dans la grande loge qui n’en pouvait mais malgré les appels à l’aide aux Quatorze Saints, conjugués à ceux à Simon le Cyrénéen, saint Expédit et encore et encore saint Donat, martyr, (ce dernier par ailleurs avait depuis semblait-il une éternité pris une retraite bien méritée et s’occupait sans doute à présent en quinconces de quelque fumier ou de quelque plant de tomate pendant que l’île tanguait après avoir pris de plein fouet la tornade, se retrouvant actuellement de guingois barbotant comme un radeau de pleurs et de grincements de dents), notre vieux beau effectua glissando sur glissando endiablé dans l’aubier des grumes abattues à culée noire sans respect pour leurs cernes, sans pardon pour le fil du bois. Profitant des rares accalmies, les arbres, comme défoliés par une armée folle de fourmis coupeuses de feuilles, pansaient leurs plaies et bosses. Les pieds de fruit à pain aboyaient comme des chats, les jambosiers saignés aux quatre veines gémissaient doucement de concert avec les pieds de pommes malaka comme des phalènes aveuglées autour de l’éclat d’une lampe-tempête. Sous l’action du purificateur intemporel, les essences les plus nobles de la canopée se transformaient en radicelles. On ne comptait plus que pieux, échalas, piquets, cannes, manches d’outils, éclisses, sciures et chutes recroquevillées et roussies dans leur jus de cyclone. Sortant de sa torpeur, à deux doigts du K.O., l’île, fétu de paille embrasé, ne savait plus si elle était coco ou abricot, badigeonnée qu’elle était d’arnica, de ventouses et de cataplasmes, en passe d’être pulvérisée contre les fourches du néant. Aussi luttait-elle pour enrayer l’avancée victorieuse de son adversaire, pour ne pas disparaître dans l’écorce mutilée de l’oubli. Pour cela elle tentait fermement de conserver la distance minimale d’un bras tout en soutenant le regard de l’effronté. Le match allait s’enflammer. La lune, scotchée à son poste, était au garde-à-vous en train d’ovationner à tout rompre les ballroom kings du jour, tant la résistance était farouche de la part de l’île en capilotade qui, même ployant sous les piqûres et électrochocs des banderilles, refusait de chavirer sous les ris, de se laisser saler dans ces préliminaires de choc de titans. Artémia se souvint alors à point nommé de ses augustes bisaïeules, mesdames Félixianne et Marie-Christ, maîtresses pleurnicheuses diplômées, et envoya alors elle aussi son morceau choisi :
“Ô Dieu miséricordieux et éternel, qui tenez dans vos mains puissantes tous les éléments et gouvernez l’univers selon votre bon plaisir, nous vous prions de retenir et empêcher toutes puissances infernales, et détournez de dessus nos têtes, par l’intercession du glorieux saint Donat, martyr, les épouvantables foudres et dommageables rayons du feu de la tempête. Donnez votre sainte bénédiction sur nous, sur nos tôles et maçonneries, sur nos parpaings et cloisons, sur nos galetas et galeries, sur nos jardins et plantations, sur nos citernes et rivières, afin que, préservés de toutes foudres, grêles, éclairs et orages, nous puissions louer et bénir votre saint nom en paix par notre seigneur Jésus-Christ, qui vit et règne dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.” Mais dédaignant prières et rogations, Eternel XXIX continuait son sacerdoce. Tout cela n’était qu’un échauffement, un déraidissement de muscles pour le Grand Nettoyeur avant sa mise sur orbite définitive. Pour être encore plus chaud, l'Infaillible fendit à travers bois de podium en podium avec moult cris d’orfraie, pour mieux étaler au grand jour de la nuit son talent de contorsionniste du Nouveau Monde. Tchak, Tchak ! Chaque morceau de musique qui se brisait comme un biscuit de mica aux couleurs du prisme sur les cases barricadées et calfatées partait avec un arpent d’existence. Alliés et ennemis, tous plongeaient satellisés dans la même zizanie, dans la dissidence absolue, émulsionnés dans une même bagasse par les morsures amoureuses de l’oeil et les dents cornues de poulpe du décepteur qui jonglait consciencieusement avec sa partenaire en charpie, la rossait en cadence, distribuant à droite et à gauche ses ecchymoses à coups de rasoir, de coude et de soufflet, comme s’il s’agissait de coups de pinceaux tirés de sa palette de verges. L’invisible, l’imprévisible héros venu de zéro avec sa livrée bariolée faisait mille gymnastiques, s’entortillait autour des yeux, tordait le nez, défigurait la bouche, estropiait le ventre, estomaquait les reins, égratignait les pieds, taillait jusqu’aux croupières de l’iguane grognant sous la case, prenait la drisse de grand-voile de l’île à bras-le-corps, charriant le gravier et le sable du fond du caveau de l’océan giflé pour lui faire grimper comme un roi singe déboussolé l’estran de copeaux qui menait à la falaise de toutes les orgies. “Le jour de gloire est arrivé dans son berceau splendide !” entendait-on fuser de tous les interstices, tandis que l’extra-terrestre bondissait et rebondissait, envoyait oeufs et boeufs valdinguer par monts et par vaux. Messieurs et dames, le Grand Raton Laveur était dans le maïs ! Et pourtant on ne voyait âme de commandeur ou de guérillero qui vive dans l’arène à contregîte où se débattaient désespérément les duellistes, défendant chacun bec et ongles son droit au septième ciel dans un huis clos étouffant. L'île aux Zoulous, la racine pivotante, au bout du rouleau, lessivée, tannée, ridée, désarticulée et hérissée d’épingles, mais pas amère pour deux ronds, tentait, l’insolente épave, une bonne fois pour toutes, de désarçonner son chevalier servant. Mais à chaque tentative elle écopait de tous les côtés : à coups de cravache et d’antiennes en plain-chant, le fils du ciel avec opiniâtreté l’éperonnait. Faisant alterner à sa façon versets par ci et répons par là, il se délectait par avance du moment fatidique où, de guerre lasse, faisant contre mauvaise fortune bon coeur, la dulcinée se mettrait à lofer, glisserait vers la houle patibulaire, à jeun comme un chirurgien au mois de juin. Mais mourir pour mourir martyrisée, elle s’était résolue à mourir haut la main et avec l’extrême-onction d’un dernier finale de chaos de toute magnitude, s’il vous plaît ! C’était passer ou couler, l’attaque ou la fuite, mais milady n’allait, en aucun cas et de manière aucune, faire sa mijaurée entre son corps debout en équilibre et son corps inerte tombé par terre. Il n’était pas question de se plier indéfiniment aux humeurs fantasques de ce bougre d’écuyer d'Eternel aux cornes effilées de zébu qui, à chaque pas qu’elle exécutait pendue à ses basques, lui témoignait son intention de lui fertiliser copieusement les oeufs en guise d’ultime saint-chrême. Le gaillard, en effet, se croyant fin danseur, se vantait de la drosser sur les cailloux comme une mer brimbalée entre le flot et le jusant. Ah s’il savait seulement comme sa bouche puait le frai ! Comment s’échapper de l’entrelacs qu’effeuillent les tambours baptisés du fouilleur de mémoire quand on n’est, ma foi, née ni du clan du reptile, ni de celui du poisson, ni de celui du batracien ? Comment, tonnerre, comment, dis-moi ? Comment tirer son corps des réjouissances quand le cavalier honni et divin gonfle son bâton de capitaine frais comme un gardon dans un rut force cinq, si pressant et pressé d’en découdre avec l’extase, quand son corps parle et qu’on est soi même polyglotte décolletée à la frontière du tendre, naïade ronronnante comme une guenon prête à adonner, à dévaler en trombe faite torrent sauvage charriant ses meutes de mombins et quénettes vers les grelots du berger du marigot cramoisi ? Décalottez le coq d’un cyclone, tranchez-lui la tête et la queue comme une mangouste aussitôt que le bellâtre pointe le bout de son mufle, sur la lancée grillez-lui les gros poils à gros feu, puis les petits poils à feu doux, grattez sa peau au couteau jusqu’à ce qu’elle devienne rose et laissez mariner vingt-quatre heures dans le lait de coco et le coriandre vert. Vous aurez beau faire, il restera toujours au garde-à-vous l’oeil insubmersible, coriace et intraitable du bretteur qui rôde, prolifère, vous appâte, vous encercle et plonge ses rames pugnaces dans la baie violette de votre désir. On ne ruse pas avec un cyclone quand le glouton délivre sa bénédiction urbi et orbi. Il n’y a pas de mortifications, offrandes, arcanes ou libations qui tiennent ! Pas de marchandage, pas de pacte, pas de jeu : que l’on passe raide au vent ou sous le vent , on est cuit sur toute la ligne, bon à plumer tel un oiseau sucrier. Artémia, pauvre bougresse, ainsi portée à la limite plus que limite de la rupture, allait-elle mettre de côté toutes velléités de résistance ? Allait-elle se saborder, déclencher ses balises de détresse, remonter contre le vent ou se mettre en posture d’accouplement ? Ou encore se résigner à l’exil et chanter de sa voix de soprano colorature son testament olographe et authentique en faveur de son époux morganatique sous les termes suivants : “Adieu, bello, je me retire à la campagne, l’ennui me gagne...”

Le Bal d'Entre Deux Morts : chapitre 3


3


Heureusement que, prévoyante comme toujours, Mayotte, l’officiante en chef, avait préparé pour “au cas où” une bassine de fer blanc à deux anses remplie d’eau de délivrance qu’elle avait mise à chauffer au soleil avec les différentes feuilles exigées pour préparer le bain majuscule, bain de nettoyage et de démarrage, la maison et le corps tous unis dans un même élan: deux feuilles et demi de basilic, trois feuilles de corossol, quatre feuilles de semen contra et une feuille de menthe, deux feuilles de citronnelle, une feuille de glycérine, du sang-dragon, de la verveine blanche, du pied-de-poule, du trèfle, du plus-fort-que-l'homme, du devant-de-nègre, de la dent d'ail et pour lier le cocktail, comme de bien entendu, un petit verre de rhum pour détendre, sans oublier bien sûr la petite feuille de fuschia porte-bonheur... Au coucher de soleil ce ne fut que lavage et frictionnage, poudrage de riz et pomponnage, fardage bleu bien prononcé et parfumage d’eau de fleur d’oranger comme pour une fête en matinée. Après avoir longtemps hésité, presqu’une heure, entre le bleu roi et le bleu marine, Mademoiselle la Chevalière s’était finalement rangée à l’avis de sa soeur qui considérait que le bleu roi était une couleur déplacée pour l’occasion, un peu trop originale, voire marginale : c’est donc toute affriolante dans sa belle toilette, une jupe longue volantée en madras et broderie anglaise, un haut en madras smocké agrémenté d'un large col en dentelle avec poignets assortis et un diadème de fleurs de corossol qu’elle allait faire pénitence. Le temps de rectifier le grain de beauté fait avec un bout d’allumette et du charbon et délicatement posé sous le sourcil droit lui-même rehaussé de crayon noir et de mascara vert, d’ajuster sa gaine à baleines et sa jarretière composée de faveurs blanches et bleues, de redresser son collier en os, de s’entendre dire qu’une lune descendante d’or bleu lui arrosait la beauté et Mademoiselle la Chevalière allait se mettre en branle flanquée comme toujours de l’inébranlable chaperon, Roucou. Il n’était pas question de rater le début de la grand-messe de six heures du soir.
Comme à son habitude la Place des Quatorze-Saints n’était qu’effluves et succulences grâce à son verger aux Quatorze Saints Intercesseurs plantés par rangées de deux qui faisait face à la sainte enceinte.
Saint Acace, c’était le jacquier. C’est là que se trouvait le quartier général des volatiles de tout ramage et de tout plumage au grand désespoir des chasseurs. Ramiers, ortolans, coqs et poules y faisaient la roue comme pour mieux narguer la communauté. A un clou pendait son attribut : une couronne d'épines.
Sainte Barbe, le cacaoyer aux fruits d’or, était le point de ralliement des dévotes. A ses pieds on pouvait distinguer une tour à trois fenêtres, un éclair, un livre, une couronne, une palme de martyre et une épée, et un ciboire au-dessus duquel s'élevait une hostie.
Quant à saint Blaise, le manguier, mes amis, laissez-moi vous dire, c’étaient mangues greffées sur mangues greffées, et elles berçaient les nuits et les jours de leurs odeurs, surtout par grand jour de pluie. Monsieur portait cierges entrecroisés, loup et peigne de cardeur.
Sainte Catherine d'Alexandrie, le cocotier, l'écorché vif, portant l'Enfant Jésus, c’était une roue brisée à pointe, un anneau, une épée, refuge d’une congrégation de crabes des grands-fonds qui se laissaient cueillir le dimanche matin en même temps que les grappes de coco vert.
Saint Cyriaque, portant habits de diacre, l’acajou à pommes, était simplement paradisiaque, un Eden condensé de miel et de lait, un bonsaï de paradis.
Saint Christophe, le jambosier, portant l'Enfant Jésus sur son épaule, quand il se mettait à fleurir ce n’était que chaleur sous les robes vite tempérée par un jus de lait et de pomme de rose.
Saint Denis, tamarinier solide, portant sa tête entre ses mains, était le repaire des criquets et des caméléons qui se faisaient la course à longueur d’année.
Avec saint Erasme, un pied de carambole, et ses entrailles enroulées autour d'une quenouille, il n’était pas question de faire de belles bûches pour les feux de la Saint-Jean car c’était l’arbre à palabres.
Saint Eustache, le pied de corossol, était la niche à fourmis nullement effrayées par le taureau, le crucifix, la cerf, la corne et le four qui étaient ses attributs.
Saint Georges et son épée terrassant le dragon, le bananier, ne donnait que des bananes naines et sucrées.
Au pied de saint Gilles, le pied de litchi, reposait une biche, au tour de laquelle se retrouvaient les coeurs transis ou rancis.
Et quant à sainte Marguerite d'Antioche, le bananier à quatre régimes au nombre impressionnant de mains et de doigts, il se murmurait, à l'ombre du dragon qu'elle tenait prisonnier dans ses chaînes, que dans une autre incarnation il avait dû être papaye car ses fruits avaient une saveur inconnue.
Saint Guy avait pris la forme d’un immense calebassier. A ses pieds un coq picorait dans un chaudron entouré de langues d’évêque tirant leurs épées de saint Georges vertes et blanches. Il semblait seul capable de protéger tout le flanc droit de l’église. C’était l’arbre à nombrils à même de terrasser tous les dragons.
A l’écart de tout ce beau monde, en retrait, les mains jointes clouées, comme faisant pénitence, se tordait saint Pantaléon, un pied de figuier mâle tout cabossé qui de temps immémoriaux n’avait jamais prêté vie ne serait-ce qu’à une figue tant il était infesté de parasites. On avait tout tenté pour le faire disparaître du parvis de l'église, creusé jusqu'à deux mètres sous terre pour y débusquer ses racines, sans résultat, un architecte ayant conclu que l'on ne pouvait se débarrasser de lui car ses racines probablement remontaient jusque sous le maître-autel de l'église. Pendant longtemps on se borna à le couper au ras du sol et à le recouvrir de chaux mais rien n'y fit. De guerre lasse on laissa faire et maintenant on le laissait pavaner, puisque semble-t-il c'était ce qu'il voulait faire. Se pavaner sur le parvis ! C’était l’Indicible, Pantaléon, le Maître Intercesseur en Personne à qui était inféodé tout un cortège mâle et femelle de chiens, escargots, tortues, boucs, pintades, canards, coqs et béliers de tout pedigree, qui, murmurait-on sous cape, faisaient les délices du Maitre Intercesseur en Personne.... Depuis 36 carêmes cet arbre n'avait donné ni une feuille ni un bourgeon. Monsieur l'Abbé Prêcheur avait bien tenté une fois, muni d'une lance, une épée, un grand couteau, une bêche, une tenaille, une pointe de flèche et une herminette, dans le silence de la nuit d'arracher de son parvis l'arbre pour lui inutile, envisageant de le remplacer manu militari par un pied de fruit à pain mais il avait vite dû battre en retraite car immédiatement, sans que l'on sût de qui était parti le mot d'ordre, tout ce que Kalakata comptait de femmes, pucelles, donzelles nubiles s'était retrouvé autour de l'arbre prêt à défendre bec et ongles celui qu'elles considéraient comme frère jumeau de saint Antoine des Divins Plaisirs comme s'il se fût agi du père de leur premier nouveau-né. Elles étaient au nombre de treize à l'époque et décidèrent qu'elles veilleraient à tour de rôle l'arbre pour éviter de futures dégradations. Elle entreprirent aussi de le bichonner, de le câliner lui remettant en offrande qui, un verre de Champagne, qui une assiette de haricots agrémentés de sept crevettes revenus tendrement dans l'huile de palme, qui un cigare accompagné d'une rose rouge, qui une bougie bleu marine importée de l'Autre Bord. Ah on ne reniclait pas à la dépense pour faire plaisir au saint qu'on ne voulait plus appeler Pantaléon mais qu'on n'osait pas encore appeler Antoine pour ne pas chagriner l'autre ! Aussi finit-on par le baptiser l'Intercesseur en Personne. L'Intercesseur en Personne était friand en outre d'igname, d'huile de palme et de miel d'abeilles. Ah, il ne disait jamais non à son plat d'ignames lentement grillées au feu de bois doublement parfumé d'huile de palme et de miel d'abeilles. Il ne dénigrait que peu de choses: il ne fallait surtout pas lui mettre des gombos sous le nez! A la limite des abats de boeuf, coupés en petits morceaux et revenus dans l'huile de palme, c'était pour lui le plus fin des ragoûts et il semblait s'amadouer presque immédiatement et consentir à vous aider. Monsieur pouvait décider aussi de n'accepter que de la farine de manioc accommodée de miel d'abeilles. Mais selon certains hagiographes si vous commettiez l'impair de lui présenter un verre de tafia ou même une eau de coco, l'eau de coco la plus douce de l'univers, alors vous commettiez l'impardonnable et l'Intercesseur vous le ferait savoir en refusant de goûter à ces boissons détestables, incompatibles avec sa majesté, allant parfois jusqu'à vous le jeter à la figure. Son excellence ne buvait que de la bière blanche...
Pour faciliter le dépôt des offrandes les femmes de la Congrégation de l'Indicible obtinrent des autorités ecclésiastiques après une lutte mémorable une dérogation pour pouvoir installer une sorte d'autel semi-circulaire à 13 marches où les dévôts de saint Pantaléon, de saint Antoine viennent demander l'intercession du saint dans la résolution de toutes sortes de problèmes. La Treizaine à l'Indicible y prend tout naturellement sa place chaque année, liturgiquement, entre le premier juin et le treize juin.
Et voilà qu’en ce premier mardi de juin ordinaire, en cette fin d’après-midi de juin déjà bien mouvementée, la pluie décide de mettre son grain de sel et fait rimer jusqu’à perte de vue bords de trottoirs avec dessins propitiatoires, éclaboussures avec mille tessitures ! Qu’à cela ne tienne ! Il aurait fallu pas moins des variations indéterminées de deux cent quatre-vingt-dix-sept milliards neuf cent trente-cinq millions deux cent un mille trois cent sept gouttes de pluie transparentes et translucides, martelées ad libitum à la limite de la saturation par les gargouilles débouchant sur la Place des Quatorze, pour que la marchande de feuillages consentît à rebrousser chemin. Il était dit que ce mardi qui marquait le lancement de la Treizaine à l'Indicible en Personne serait le point d’orgue d’un annus miserabilis comme Artémia n’en avait connu depuis belle lurette. Ainsi donc, en dépit des trilles chromatiques de cette pluie que d’aucuns auraient qualifiée de persona non grata, de visiteuse indésirable à reconduire immédiatement et sans égards à la frontière, et qui faisait feu de tout bois pour percuter la nuit de son sel et lui faire perdre le nord, Artémia Guimbo, dite Mademoiselle la Chevalière, rayonnait comme un vitrail sans plomb par quelque chose dans les eaux de seize degrés trois minutes de latitude et soixante et un degrés soixante-dix minutes de longitude. Qui a dit que l’amour n’était pas une science exacte ? Ses yeux, pourtant à peine noircis de khôl, jetaient sous ses paupières fardées de violet et de vert douze mille éclats de sel gemme, de boutons de rose, de poivre noir, d’indigo, de sucre candi, de limaille de fer, de gingembre, de poivre blanc, de pistil de safran, de clous de girofle, et j’en passe... Quant à ses cils, elle n’avait pas pu résister à la tentation et c’est peints en bleu roi à l’ombre des verres teintés qu’ils franchirent le porche de l’église pendant que Roucou consciencieusement menait la garde. Qui dans le voisinage, qui dans l’assistance, messieurs et dames, aurait pu alors deviner que dans ses veines de femme libre et patentée trottinant comme un cabri pour rejoindre sa place bouillonnaient jet stream et eau de mer plus enragés que des fourmis-bouledogues devant des bougies violettes ? Car Mademoiselle La Chevalière, à l’instar de toutes les ouailles présentes à la célébration, était tout ouïe, tout yeux : elle avait patiemment ingurgité la proclamation en première lecture d’Exode 24, versets 3 à 8, puis lapé goulée après goulée comme un punch au coco le psaume 115 en réponse à la première lecture. Ô délices ! “Nous partageons la coupe du salut En invoquant le nom du Seigneur. Voici le sang de l’Alliance Eternelle Voici la Coupe du Salut.” En deuxième lecture elle eut droit comme plat de résistance à Hébreux 9, versets 11 à 15. Suivi d’un Lauda Sion savoureux. Le pain de l’homme était en route, alléluia. Ensuite il avait fallu grignoter délicatement Marc 14, versets 12 à 26 en salade, puis se farcir le dessert : un véritable sorbet artisanal, que l’homélie concoctée par Monsieur l’Abbé, curé de la paroisse, le Père Gaétan, exorciste et professeur de plain-chant grégorien selon lui, dont la chasuble de pistache verte galonnée en or contrastait avec les frises en zinc, les consoles à volutes en fer de l’ambon, l’autel et la cathèdre rococo. Puis après le Credo et la prière universelle était venue l’heure tant attendue du digestif. Pourquoi choisir entre la coupe et le calice ? Artémia aurait tant voulu communier sous les deux espèces, tremper la sainte hostie dans le précieux sang ! Certes, au contact de l’hostie sur le bout de sa langue, le rouge à lèvres avait frémi. Mais qui aurait pu être alerté par cette imperceptible roucoulade ? Et même le Père Gaétan, tout spécialiste qu’il se disait de la chose cachée, n’avait pu percevoir le mouvement d’oeil rapide qui avait, l’espace d’un instant, possédé Artémia en train de faire eucharistie. Après un chuchotement rapide dans l’oreille gauche de Roucou (une commission urgente, une histoire de sel, sans queue ni tête, de contre-charme soi-disant), suivi d’une profonde génuflexion et de deux signes de croix qui ressemblaient à des arabesques, la borgne pêcheresse avait jailli en doucine du prie-Dieu de l’avant dernier banc de courbaril balafré de traînées brunâtres qu’elle occupait peu après la communion, pour se retrouver toute légère, toute pimpante, rassasiée, habitée sur le parvis de l’église Saint-Antoine-des-Divins-Plaisirs dont les murs de tôles, la charpente de fer et le plafond de palplanches métalliques luttaient désespérément pour échapper à la rouille et aux impacts de cette pluie stridente, luxuriante et lancinante qui glissait sans heurt jusqu’aux confins baroques de l’hypnose. Machinalement, elle rectifia le fard de ses lèvres qui du bleu roi passèrent en un tournemain au fuchsia, le tout souligné par un enclos de crayon noir. Quelle bouche, mes aïeux, quelle bouche ! Quelles lèvres ! Un oeil attentif y aurait décelé jusqu’à trente-huit chemins de traverse menant à autant de geysers ! Mais il n’y avait ni archéologue, ni paléontologue, ni entomologiste, ni vulcanologue dans les parages pour constater de visu les turbulences impalpables du vide aux abois des lèvres de la biche ! Quant à elle, la pluie, elle allait cahin caha, comme si de rien n’était, continuant à pianoter ses petites phrases, ses esquisses torrentielles, ses messes en latin selon le rite tridentin de Pie V qui étaient autant de petits bijoux, de Deutéronomes 8, de Genèses 14, versets 18 à 20, de psaumes 109 et 147, de lettres de saint Paul Apôtre aux Corinthiens 11, versets 23 à 26, de séquences, cantiques et Evangiles de Jésus-Christ selon saint Jean 6, versets 51 à 58 ou saint Luc 9, versets 11 à 17. Elle n’était plus que manne jaillie de roche très dure et quoi qu’il advienne, elle s’efforcerait de jouer au mieux son rôle de porte-parole du raccommodeur de destinées. Il n’y avait donc de ce côté-là rien de nature à contrecarrer un projet mûri de longue, longue date. Dans douze jours, le même parvis rassemblerait pour la Procession des Cercueils tout ce que l'archipel comptait de fidèles, de catéchumènes et de mécréants. Ici et là des forains mettraient une dernière touche aux préparatifs de la fête en l’honneur de leur Patron ! Dès la communion, les membres des quatorzes fanfares et autres sociétés philarmoniques des Reliques s’éclipseraient eux aussi les uns après les autres, tels d’agiles pantins d’argile, sur la pointe des pieds, l’un se raclant la gorge, l’autre pris d’une soudaine démangeaison, un troisième pris d’une envie pressante, tous s’extirpant de leurs travées respectives la queue aussi basse les uns que les autres, comme faisant pénitence, feignant d'ignorer de l’autre côté de la place la chapelle "Chez Boniface", de son vrai nom Arsène Tamarin. Ce dernier officiait sur trois fronts : marin-pêcheur de cinq heures à midi, maître de dominos après de la sieste, maître de confessionnal et accessoirement commandeur de quadrille dès le coucher du soleil, où là il prolongeait son devoir sacré jusqu’aux heures chaudes où le jour n’avait ni devant ni derrière. Sous le prétexte de fourbir leurs instruments et s’accorder entre eux sur les ultimes détails du charivari profane qui devait suivre la procession des cercueils, les leveurs de coude se complairaient à arroser l’hostie, écluser le paradis, s’irrigueraient tant et tant les papilles que, pour plus d’un, il n’y aurait plus fil ni aiguille assez solide pour ravauder la mémoire. “Pas même un singe vénérable, tombé pour la première fois, contrit, confessé et communié ne peut emboucher un trombone avec la gorge sèche”, dirait un fanfaron. Ce sur quoi, la serveuse du sanctuaire, Flore de Sainte Rita, bonne chrétienne, ah ça oui, qui n’aurait jamais badiné avec le diable, surtout dans son habit de sacristine de tous les jours, une petite jupe en jean, bien mini, bien évasée, bien belle, très mignonne avec sa ceinture à boucle rouge pompéien, emboîterait pour s’exclamer : “Qu’est-ce que je lui sers ? Un petit café ? Une petite eau minérale ?” tout en se rafraîchissant à l’aide de son éventail importé d'Andalousie au-dessous d’une plaque mise en exergue au dessus du zinc en forme de patène qui déclarait qu’en ce lieu de culte l’eau était réservée pour cuire les bananes vertes. Question purement pour la forme car sans même attendre de réponse elle s’empresserait de remplir les calices de la connivence de trois doigts secs d’un tafia apostolique, orthodoxe et agricole à cinquante-neuf degrés (pas du brouillis à cinquante et un degrés au goût infâme de fruit tout juste bon pour les malades et autres invalides incapables de se recueillir et de remettre la cérémonie). Les amateurs recracheraient, non sans les avoir au préalable mirés, humés, dédiés à quelque divinité échouée d’un ailleurs d’antan, leurs quelques degrés de feu bien charpenté et long en bouche, en mâles jets de semence d’or. Les plus discrètes des parts des anges atterriraient à même la dalle de ciment au pied même du comptoir devenu Sainte Table, d’autres plus sauvages dépasseraient de loin Blaise, le manguier consacré qui donnait son ombre à la terrasse réservée aux jeux de dominos et de cartes, pour porter et reporter sur les fonts-baptismaux les pavés de la place subitement transformée en Eden et cour des miracles. La tenancière elle même, Madame Boniface, dénommée Musette par l’état-civil mais que tout le monde appelait par derrière l’Alambic dans le civil (sauf bien entendu son mari, ce qui n’avait pas empêché ce dernier d’interdire son épouse de boisson), telle une grande bouteillère du saulte-bouchon, dépucellerait chopine après chopine, se faisant servir par Flore, qui devait contourner ainsi par la force des choses les ordres formels qu’elle avait reçus (car comment une serveuse peut elle refuser à sa patronne, même ivrogne, sa rasade quotidienne de rosée des montagnes, le fruit de son labeur) ? D’ailleurs pas plus tard que la veille, Musette était apparue entre deux eaux tanguant plus que de coutume, ce qui n’était pas peu dire, vu la façon dont elle boitait déjà en temps normal, alors jugez donc en cette énième semaine du temps ordinaire si propice aux arrosages et aux épanchements. Mais ce mardi matin-là, cela avait été l’apothéose : il n’était guère plus de six heures du matin, imaginez, les pêcheurs avaient pris sur le coup de cinq heures leur brandy matinal et sacré, et voilà que l’Imbibée, l’Alambic et l’Ivrogne réunis dans un seul et même vase comme le Père, le Fils et le Saint-Esprit, se ramène de derrière la boutique bien décidée à faire le pied de grue devant l’ostensoir jusqu’à ce que satisfaction lui soit donnée et qu’elle puisse communier à la coupe. Fortuné, le frère de Boniface, était parti en mer avec celui-ci. Italia, une grande perche de vingt-deux ans, la fille unique du couple, était bien au chaud aux petits soins dans le confort douillet de son petit chez-elle bien à elle blottie contre son mari Elie. Quant à Mathilde, la mère de Boniface et de Fortuné, entre deux clients et vingt vains persiflages, à l’abri des sacs de farine, des caisses de cochon salé, du hareng saur, des queues de cochon en baril, des chopines pleines de haricots rouges ou de lentilles, elle coupait le stock de bouteilles de Martini avec un liquide mystérieux élaboré à partir de feuilles made in Reliques. Après deux secs, quel pêcheur verrait la différence entre Martini Bianco, Martini Rosso, et Martini Pardo ? Musette avait déjà à la main son citron car derrière la boutique il y avait un citronnier. Ça tombait bien pour le punch, il n’y avait même pas besoin de se donner la peine de cueillir. Il suffisait de ramasser. Alors figurez-vous que Madame Brandy-Bologne, au lieu de prendre une gentille petite limonade à l’anis fraîche et ordinaire pour faire tomber la température, au lieu d’asseoir son vieux corps sur un vieux tabouret bien tranquille sur la terrasse à la fraîche en-dessous du manguier, réclame à la barmaid d’une voix geignarde mais sûre de ses droits : “Flore, ma Fleur, s’il te plaît Doudou, verse à Madame Boniface le fond de la bouteille calcinée qui est là-haut sur l’étagère à côté de la bouteille de Bartissol. Tu ne vois pas que ça va s’éventer si tu laisses l’absinthe débouchée comme ça, alors ?” Mais Flore n’entendait pas désarmer. Ayant reçu des consignes strictes et précises, elle ne vacillait pas. Même si elle savait d’expérience que ce n’était pas ces deux trois gouttes d’eau de gratin qui allaient changer grand-chose à l’affaire et éteindre l’immense brasier dans lequel se débattait à longueur de journée le gosier de Musette, elle avait osé prendre son courage à deux mains pour lui refuser son viatique, un petit verre bien habillé de muse verte aux senteurs d’armoise, de cannelle, de fenouil, d’anis, d’hysope et d’angélique. A la place pour la retaper, ce serait une eau de café noir sans sucre. “Tu es une mère pour moi !” bougonna l’Alcoolique. Flore était prête à prendre le pari qu’elle s’écroulerait derrière le bar avant huit heures du matin, record absolu toutes catégories confondues, plumes, coqs, welters, ou lourds. Il n’y avait guère que pour le Vendredi-Saint et le Jour des Défunts qu’elle cessait d’être l’Alcoolique, l’Alambic pour devenir Shéhérazade. Ces jours-là, c’était Mi-carême, elle disait halte là aux bons coups de boisson demandant qu’on lui serve tantôt trois doigts de vermouth au quinquina tantôt un royal verre de soda à l’orgeat pour ne pas offenser la mémoire de Victorien, son défunt de premier mari à longs favoris et énorme moustache, grand échanson actuellement en lieu de vérité sur le portrait retouché qui le montrait accompagné de porte-flûtes tous unis dans le même biberonnage sous la vitre poussiéreuse retenue par miracle par son cadre de bois vermoulu. Mais il aurait mieux valu qu’elle boive car ces jours-là elle n’était que paroles, une vraie Shéhérazade de méchanceté et jalousie qui la traitait de tous les noms d’animaux et de végétaux. Si Flore ne s’était pas retenue, elle aurait elle-même injurié toute la Sainte Famille et Dieu seul sait combien de coups de broc sa patronne aurait ramassé dans la tête, des coups de broc aussi solides que celui qu’elle avait asséné à ce cochon d’Elie, qui avait failli la faire tomber à la renverse un jour qu’elle nettoyait les tables et qu’il lui avait pichonné les fesses. Mais fermons la parenthèse car le temps presse et ce ne sont pas ces paroles couillonnes et inutiles qui vont nous faire avancer sous la pluie battante ! Occupés qu’ils seraient donc à parfaire leur harmonie spirituelle, les adeptes de la palabre, dans l’attente fébrile du tintamarre des cloches qui allait signaler à l’apogée du crépuscule la fin de la messe, tarderaient à se ranger en file indienne par quatre à l’abri de la lumière rare devant le confessionnal bondé de sainte Marguerite, la Bienheureuse. Dans douze jours, douze tout petits jours, la fête votive pourrait avoir lieu. Espérons seulement qu’il ferait beau pour la procession, l’enterrement et tout le bataclan ! Aux alentours, d’autres chapelles votives édifieraient leurs curieuses gargouilles sur roues qui proposeraient avant et après le ite missa est leurs breuvages , chaque camelot y allant de son prône. La noble assemblée de dévots et dévotes pourrait ainsi s’essayer à déguster en toute sainteté tout un chemin de croix de décoctions toutes plus époustouflantes, plus mirobolantes, les unes que les autres, d’une cuvée millésimée, spécialement réservée pour le passage des cercueils. Là, un bouilleur de cru vanterait au chaland une rincette vénielle de l’exquis tourbillon-corbillard de l’amour. Ici, un maître de chai, dévot de longue date de Flore de Sainte Rita, commercialiserait son pousse-rincette du mortel postillon du plaisir, plus connu sous l’appellation de Spécial Flore Fleur de Jaque, procurant éternelle renaissance. Ailleurs ce serait une petite resucée d’une envoûtante laitance élaborée dans le plus grand respect des méthodes ancestrales, le K, le K, l’indétrônable, le tremblement de terre dont on osait à peine proférer le nom. C’était un remède définitif, un coup de pied au cul capital capable selon la rumeur de ressusciter un mort de trois cent soixante-dix-sept heures. Quant à Boniface, son liquide frelaté se vendrait comme de bien entendu comme de l’eau de Lourdes ou de la Fontaine au Singe. Mais qui n’a pas son petit côté voleur ? Mademoiselle la Chevalière, vous l’imaginez bien, bien à l'abri de son dernier modèle de parapluie bleu hydrome à pommeau gravé, passa droit comme un piquet devant les boit-sans-soif, comme un automate articulé par des fils invisibles allant de station en station. Elle semblait se diriger vers le marché. C’est là que se tiendrait, au retour de la procession des cercueils, le Grand Bal des Roses Fanées, le bal de quadrille au commandeur majuscule où elle allait signer son savoir-faire ronde après ronde, faire virevolter ses semelles de cuir sur le parquet enduit de paillette d'acide borique. Elle n’eut cure des vieux habits mal taillés de la nuit de brai qui la promenait entre bougies bleu marine de treizaine et lampes à pétrole, des pousse-pousse à nacelles qui la faisaient hurler de frayeur année après année aux chevaux de bois au hennissement béat, des mâts de cocagne où se balançaient déjà dans son esprit des volailles dodues aux stands de carabines à air comprimé, près de l’escabeau de bois menant à l’estrade déserte qui devrait à son heure abriter concours de chant, concours de danse et de beauté. Elle ne put néanmoins s’empêcher de ressentir un pincement de coeur à l’approche de la borne-fontaine de fonte placée sous la protection d’une statue du Singe Vénérable autour de laquelle commençaient déjà à s’ériger des baraques foraines de sucreries et confiseries. C’est là, dans cette portion de marché, qu’était son point de ralliement, l’endroit à partir duquel elle rayonnait autrefois, tant que durait le Bal, à vendre ses feuillages. C'est lá treize ans auparavant que son histoire avait chaviré ! Et mal chaviré, tout bonnement ! Elle avait été, ce jour-là comme toujours, fidèle au poste, “royale au Bal”, disait-elle. “Royale au Bar”, disaient les mauvaises langues. Tout cela parce qu’elle avait dû remplacer au pied levé Flore de Sainte Rita pendant deux misérables petites heures qui avaient duré une éternité, tout cela pour une malheureuse histoire de chapelet en os. En effet la manie de Flore était de collectionner les chapelets, comme d’autres collectionnent des boucles d’oreille. A cette époque-là, au dernier recensement, elle possédait cent quarante-sept exemplaires de ces breloques de toute nature, dont une bonne moitié de pacotille. Mais, noblesse oblige, seul avait accès à la promenade en public un chapelet fétiche, en os 18 carats, spécialement importé d’Inde celui-là, dont les soixante grains glissaient comme une rivière au creux de ses doigts, pendant que, par souci d’harmonie sans doute, une chaîne en or trônait à son cou. Et chacun de ces chapelets, qu’il soit de buis, d’ivoire, de bois violet ou de bois serpent, de grenat, d’os ou de plastique avait son curriculum vitae, excusez du peu ! Bien que Flore fût intarissable sur la provenance des autres chapelets, qu’elle avait baptisés “mes intercesseurs”, on n’aurait pu lui tirer un mot vaillant quant aux tenants et aux aboutissants de ce chapelet fétiche en os. On savait seulement qu’il avait été fabriqué sur mesure selon ses strictes spécifications. Une nébuleuse de secret entourait le dit objet. Encore une de ces fameuses promesses, vous comprenez ! Mais, quoi qu’elle eût fait pour étouffer l’affaire, il se murmurait qu’elle portait ce chapelet en dévotion à l’Indicible, l'Intercesseur en Personne. Et voilà que Mademoiselle la Chevalière s’était mise en tête de scintiller, allez savoir pourquoi, avec justement l’Indicible en os ! A sa grande surprise, le marché fut vite négocié. Charité chrétienne n’étant pas un vain mot, une heure à remplacer la sacristine de chez Boniface et elle l’aurait, le dit chapelet, le temps pour Flore de Sainte Rita de régler quelques comptes avec un admirateur secret qui lui avait offert un perroquet couleur cobalt ! Toujours est-il que Mademoiselle la Chevalière, arborant son collier en os astiqué comme un bouclier de bronze autour du cou, s’était divisée en onze pour pouvoir être partout à la fois, honorant de sa présence de femme-buffle la fraîcheur de la terrasse à l’ombre du manguier, la cuisine où son fruit à pain bleu chantait l’amour à une orphie en court-bouillon, le comptoir, le parquet, chaque arbre de la Place des Quatorze où des boeufs entiers arrosés d’eau bénite grésillaient en permanence par-dessus des feux de bois, embrassant du regard les trois orchestres qui embrasaient la nuit jusqu’à l’aube. Et pourtant, malgré le talisman en os qui lui faisait gonfler la poitrine, malgré saint Pantaléon ou saint Antoine qui avait intercédé auprès du Fils, malgré le Fils qui avait intercédé auprès du Père et des Quatorze-Saints, aucun maître sucrier fait tornade aux yeux doux ne l’avait emportée, ramassée comme une fleur avant midi à l'heure de l'Eucharistie, avant la montée de sève totale. La bufflesse avait eu beau se faire rivière, se laisser dériver charriée par l’alcool comme un bouchon, en total déséquilibre avec deux boucles d’oreille à l’oreille droite, une seule à l’oreille gauche, déployer ses ailes comme un cerf-volant de la race des plus fins limiers. Ce fut le fiasco. Car par on ne sait quel mauvais hasard, pour seul baiser-tornade elle reçut en plein oeil l’explosion d’un bouchon. Et même pas un bouchon de Champagne, un vieux bouchon de mousseux malencontreusement mis en orbite sur l’axe de son oeil gauche cacao ! La sève s’était transformée en sirop, pas une seule autre tornade ne daignant alors s’accrocher à son ancre. Elle pâtissait maintenant de sa réputation d’allumeuse qui ne savait qu’incendier les mèches et jamais les éteindre. C’est alors que, triste comme le Christ sur le Calvaire, elle prononça ce voeu terrible qu’elle ne piétinerait jamais... ce voeu auquel elle resterait jusqu’à l’heure du trépas redevable... ce voeu qui la maintenait pieds, poings, ventre et fesses liés... ce voeu qu’elle ne fit partager à personne mais qui portait la promesse à l'Indicible qu’en cas d’exaucement elle se ferait porter en procession dans un cercueil décoratif (à la châsse de cuivre doré surmontée sur les pinacles, au crétage de cabochons de verre, et aux pans de toitures ornés de fleurs de bananier stylisées) au dernier jour de la Treizaine à l'Indicible en Personne du parvis de l’église au cimetière. Il suffisait pour cela qu’elle retrouve le plein usage de cet oeil, il fallait que la grâce lui soit accordée de pouvoir distinguer entre pierreries, cornalines, cristal de roche, malachites et améthystes ! Et pour sceller le pacte avec l'Indicible elle suça comme un premier biberon de lait avant l’Apocalipse un litre de K de fine réserve qui trônait chez Boniface à côté d’une image de Saint Raphael terrassant le dragon infernal. Et voilà que maintenant, aux portes de la Treizaine, il s’agissait de récupérer non pas un seul oeil borgne, mais un oeil borgne et l’autre étrangement ébloui ! En attendant, presque treize ans après, treize ans déjà, oui, après cette beuverie sismique et monumentale, à raison de quinze Pater Noster, quinze Ave Maria quotidiens et cinq mille quatre cent quatre-vingt oraisons à saluer chacune des dix vertus: pureté, prudence, humilité, foi, louange, obéissance,pauvreté, patience, charité, compassion alors que l’assemblée piaffait d’impatience devant les interminables circonvolutions autour de la croix du maître autel du prêtre qui s’affairait en oraisons pour dons et grâces obtenus, Mademoiselle K avançait machinalement entre bals et cotillons invisibles en direction du Studio De Tito, qui abritait à vrai dire l'atelier de Pompes Funèbres d’Orphélien, comme dans un mauvais rêve, faisant fi de l’ombre dans laquelle elle plongeait, se foutant magistralement du qu’en-dira-t-on, comme un vent follet tiré à hue et à dia au milieu d’un gué traversant le temps aboli. Que cherchait-elle précisément ? Le sel ou le café ? Ou encore l’alcool ? Voire d’autres déboires amoureux ? Pas même Roucou, son racoon rouge, ses deux yeux qui marchaient, n’avait été mis dans la confidence !