24.3.07

Le deuxième bureau de l'apprivoiseur



Quand Arsène Tamarin, dit Boniface, lui eut fait part, par carte de visite, de son désir de concubinage avec elle, elle eut un haut-le-coeur immédiat. Quoi, elle, Flore de Sainte Rita, la désormais Miss Quadrille d'Or, promise aux plus belles destinées, se morfondre dans l'ennui d'un deuxième bureau ? Quoi, elle, au faîte de sa gloire, finir en concubine flétrie dans l'attente du Commandeur ? Calembredaines ! Billevesées !
Et ce dernier, dans une tentative désespérée de la séduire, lui avait fait cadeau de son perroquet Ismaël, probablement pour l'espionner, ainsi que d'un collier en os auquel elle n'avait pas pu résister !
Il est vrai que ce n'était pas à proprement parler une surprise que le Commandeur ait jeté son dévolu sur elle puisqu'elle travaillait par ailleurs tous les jours au bar et à la cuisine chez Boniface! Elle avait donc depuis longtemps pu analyser son manège, elle connaissait sa façon de faire les yeux doux, des yeux qui brillaient plus que la bague d'émeraude qui étincelait à ses dogts.... Quand il roucoulait ainsi, alors son torse bombé faisait apparaître sur le haut de sa poitrine sa grosse chaîne en or au-dessus de cheveux blancs et gris. Elle savait mieux qu'une autre sa relation ambigüe avec son épouse Mme Boniface, la pauvre Musette, envers laquelle il ressentait pitié, dégoût et incompréhension mélangées. La pauvre Musette, l'Alcoolique, qui, avait plaisir à raconter à tout venant qu'elle avait elle aussi été en son temps Miss Quadrille d'Or. Et qui encore aujourd'hui, si elle prenait simplement le temps de s'occuper d'elle, aurait pu en remontrer à bien des femmes des Reliques.
Elle savait donc pertinemment ce à quoi elle s'exposait.
Etre concubine ! L'Autre ! L'Amante !
Il faut dire que ce Boniface elle l'admirait quand même tout bonnement. Un Commandeur de premier plan, un Illusionniste, soit, mais toujours le bon mot à la bouche, toujours à l'écoute, toujours respectueux, jamais d'effleurement dans la cuisine, ni de mains nonchalantes derrière le comptoir, un homme correct quoi, mais dont le désir de conquête permanente débordait des yeux. L'homme était un Dom Juan sans Sganarelle, un séducteur sans foi ni loi, qui pour échapper aux reproches constants de sa mère Mathilde, s'était résolu à fonder famille avec Musette. D'ailleurs personne ne songeait plus à le blâmer tant il était évident que séduire était sa seconde nature. Peut-on reprocher à un arbre de s'enraciner, à un serpent d'inoculer son venin, à un nuage de se dissiper ? Comment lui reprocher de n'être que lui-même, séducteur patenté, à cet apprivoiseur.
Or Flore de Sainte Rita ne courait pas après le désir mais après le grand amour d'un chevalier célibataire sans peur et sans reproche.
Oui le Commandeur ne lui était pas insensible, mais elle faisait tout pour se désensibiliser ! Car en dehors du mariage pas de batifolage ! Et au-delà de sa petite personne il y avait aussi à conquérir Italia, la fille unique du Commandeur....Il y avait aussi le frère Fortuné Tamarin, la mère Mathilde, ce n'était pas une mince affaire que d'être la fiancée du Commandeur ! Surtout qu'elle devrait continuer à côtoyer tout ce beau monde au quotidien sans éveiller le qu'en-dira-t-on !
Même si elle avait accepté, pour ne pas blesser l'apprenti bigame, le perroquet et le collier en os, elle s'interrogeait : n'y avait-il pas pour elle dans cette affaire plus à perdre qu'à gagner ? Ne valait-il pas mieux rester en de bons termes et ne pas gâcher cette belle harmonie autour d'elle ?
Rester sourde à ces sollicitations qui deviendraient de plus en plus pressantes depuis qu'elle avait accepté l'ara cobalt nommé Ismaël et le collier en os, cela confinait à l'impossible !
Les paroles volent, les écrits restent gravés dans le marbre !
Elle prit sa plus belle plume et fit part à Boniface de sa dernière résolution:
"Tu es marié, je crois moi aux liens inaltérables du mariage. Oublie-moi donc tant que tu seras marié !"
Mais ceci à peine écrit elle se ravisa et lui écrivit sur le ton de la plaisanterie :
"Je serai à toi, je le jure, le jour où ton perroquet télépathe aura des dents de dauphin".