2.5.06

Pepita Guimbo


Pepita Guimbo


Chapitre 1



Non, je ne me suis pas toujours appelée Pepita Guimbo ! Dans ce qui m'apparaît maintenant presque une autre incarnation, je répondais au nom de jeune fille de Pepita Sandragon! Pépita c'est le diminutif de Joséfa. Je suis une fille de l'Epée. C'est là que je suis née, au temps où la palmeraie était encore dans toute sa splendeur de lait et de miel ! Maintenant j'y ai encore une petite exploitation où je cultive mes plantes médicinales et aromatiques comme ma mère Antonieta Wanda Sandragon (qu'on appelait Bise) me l'a enseigné quand la maladie de la pourriture du coeur des palmiers a frappé la totalité de palmiers à huile de l'île de l'Epée...
Je n'arrête pas de bouger pour écouler la marchandise! Toujours entre l'Ile de l'Epée, l'Ile aux Zoulous, Kalakata et le marché central de Station Wolfork !
Ah ! vous avez connu Arsène GUIMBO, celui qui faisait boucher à Extra-Muros sur la Place Jean-Zoulou XXIX ! Moi, c'est son frère, l'aîné des GUIMBO que j'ai épousé, un certain Anicet que tout le monde appelait Théodore, il était fabricant de fauteuils à bascule à Kalakata, pas un vulgaire menuisier, Monsieur, non. Nous avons eu ensemble une fille que nous avons dénommée Artémia.
C'était déja un artisan aguerri, installé dans sa boutique à l'angle de la rue des Carmélites Déchaussées quand je l'ai connu ! Pourtant j'étais mariée à l'époque avec un certain Philippe de Morfil. J'aimais quand on m'appelait Madame de Morfil. Ah j'aimais ça tout bonnement. Surtout quand on insistait sur le "Madame de" ! Allez comprendre les choses de l'amour: je montais toujours à Kalakata deux fois par semaine pour livrer mes feuillages et par un beau jour de printemps j'ai vu mon Anicet un jour dans on atelier tournant inlassablement tournant et retournant autour de son dernier modèle de fauteuil à bascule, son Théodore comme il l'avait baptisé, comme si ce fût une oeuvre d'art, j'ai su que je ne tarderai pas à porter son nom. GUIMBO ! GUIMBO ! GUIMBO ! Je passais mes matinées à chanter le nom à l'époque. Je n'ai eu aucun regard en arrière, aucun soupir, aucune repentance, quand après la mort accidentelle par noyade de Philippe de Morfil, avec qui j'avais eu Pilar, j'ai accepté de contracter concubinage avec Anicet Guimbo et que j'ai eu neuf mois après ma seconde fille Artémia Guimbo. Oh la chose ne fut pas facile, il faut l'avouer car, à la mort de mon premier mari, je n'étais somme toute qu'une jeune caille que tôt ou tard un chasseur viendrait déplumer. Mais je me mis à prier à genoux que ce chasseur puisse être celui que je n'ai jamais cessé d'appeler Monsieur Théodore. Un autre jour, jeune impertinent, je vous raconterai peut-être comment j'ai manigancé pour lui faire chavirer le coeur, mais où en étions-nous ? Ah oui, voilà, Monsieur Théodore, un gentleman comme on n'en fait plus, voyez-vous Monsieur, il ne se reposait que le dimanche à l'heure de la messe et les seuls jours de congé que je ne l'ai jamais vu prendre était le 1er novembre, jour des saints, et le Mercredi des Cendres, où là il se permettait chaque année de faire relâche. Monsieur Théo était un homme bougrement organisé et sans lui je ne serais pas la femme d'affaires que je suis maintenant. Monsieur Théo (je ne l'appelais Anicet que dans nos moments de tendresse) détestait l'imprévisible. Mieux : il trouvait dans la routine du train-train quotidien le plus délicieux des breuvages, l'amour, il ne jurait que par l'amour, c'était son Eternel, son Tout-Puissant. Un jour il me confia son secret : les Dix Paroles du Fauteuil à Bascule. Nous avions convenu ainsi entre nous de fixer un menu une fois pour toutes pour nos ébats (qui ne furent pendant plus de vingt ans que gastronomiques, heureusement que j'avais certaines compensations). Je m'en souviens encore : tous les jeudi matins, qu'il pleuve ou qu'il vente á 5h30 du matin tapantes, Monsieur Théodore frappait à la porte de ma cabane et je me livrais á lui corps et ãme. Il avait presque trois fois mon âge.
Magdalena, ma grand-mère, mère de Antonieta Wanda, dite Bise, ma mère (Maman Magda que j'ai perdue à l'âge de quatorze ans mais qui heureusement avait eu le temps de me transmettre sa science des plantes) affichait volontiers après avoir syphonné son petit digestif ses origines africaines :
- Bande de petits gorilles, disait-elle, riez, riez, riez tant que vous voulez mais n'oubliez jamais d'où vous venez. Je viens d'un pays aux cinq volcans ! Et elle prononçait ces paroles alors sybillines pour nous :

- Mukundwa Wanda ! Uriga Vuba ! Yampaye ! Ngaguhobeye ! Puis elle disait :

- Qui veut tuer le chien lui bouche d'abord le nez ! Ou bien selon son humeur du jour :
- Que je l'aime celui qui m'a donné une houe.
Le jour de sa mort elle aurait selon la légende familiale murmuré :
- Enterrez-moi sur les berges du lac Kivu.
Nul n'avait l'idée où pouvait bien se trouver ce satané lac Kivu. On la traita d'originale incorrigible jusqu'à la fin et on l'enterra dans un caveau flambant neuf dans le cimetière de Kalakata. Jusqu'au jour où, je ne me souviens plus exactement quand, j'ai vu à la télévision un reportage en direct du lac Kivu, notre envoyé spécial, la mort, la mort, le sang, un vrai carnage et chaque mort avait les mêmes yeux que ceux de ma grand-mère. C'est alors que j'ai su de manière irréfutable que nous venions comme Magdalena du Rwanda en même temps que j'apprenais le mot génocide! Eh bien vous avez ce que j'ai fait : je suis allée me recueillir sur le caveau de la vieille Magdalena où reposera  aussi un jour Wanda et j'y ai fait inscrire "Mukundwa Wanda ! Uriga Vuba ! Yampaye ! Ngaguhobeye." Je ne sais pas ce que cela veut dire mais ce que je sais, à coup sûr, c'est que cela lui fera plaisir, bien qu'elle n'ait jamais su lire de son vivant mais sait-on jamais, peut-être a-t-elle appris dans l'au-delà, là-bas dans l'outre-tombe. Il paraît (c'est ma fille Artemia qui me l'a dit, après avoir entamé des recherches) que cette langue s'appelle le kinyarwanda, alors si vous pouvez me dire ce que tout cela cache, je vous en serai éternellement redevable.

Eh bien vous savez, jusqu'à aujourd'hui tous les mercredis je perpétue la tradition : tagliatelle au sorgho (sauf un seul mercredi, le Mercredi des Cendres où là, tradition oblige, il ne peut manquer ni l'orphie boucanée, ni le colombo guimbo).
En parlant de guimbo, sachez qu'à la mort de mon premier mari, j'ai hérité de sa collection particulière d'os de pénis : je possède toute une collection d'os de priapes de mammifères que je conserve au chaud sous mon matelas. J'ai du morse, du raccoon, du chinchilla, de l'ours, du castor, du coyotte, du vison, de l'hyène et même du renard volant.
Pour revenir au sorgho, c'est vrai qu'on a pas toujours du sorgho sous la main sur l'île de l'Epée, où je demeure, mais je fais des arrangements avec la tradition, comment faire sinon ? Mais je m'égare...Laissez-moi vous dire, très cher ! Donc où en étions-nous ? Le mercredi ? Le jeudi ! C'était jour de sorgho et morue, avec une sauce blanche aux oignons et poivrons. Le vendredi généralement un bon court-bouillon d'orphie ou de coulirou avec les tubercules de saison. Le samedi un bon sorgho avec sauce à la viande hachée et petis pois et le dimanche, alors là au moins un dimanche par mois il nous fallait notre colombo guimbo avec un bon riz créole car Maman Magda (qu'elle repose en lieu de vérité !) ne plaisantait pas quand il s'agissait de victuailles. Tous les matins c'était bouillie de sorgho avec quatre oeufs de poule du jardin et je me souviens aussi d'une recette de sorgho au fromage frais de chèvre !
Mais comme je suis sans manière. Je ne vous ai même pas invité à vous asseoir. Mais prenez donc un siège, voyons ! Mettez-vous à l'aise. Je vais nous servir un rafraîchissement !