13.10.09

La Lamproie, trois-mâts fantôme


La mer est une affaire d'hommes. Aux femmes la terre et ses sillons boueux et fertiles, aux hommes l'océan et ses fosses insondables. Il en a toujours été ainsi. Qui a jamais connu une femme capitaine de vaisseau ou commandante de frégate, une amirale ?
Non la mer est bien trop sérieuse pour la confier aux femmes, fussent-elles des nymphes ou des sirènes !
Et pourtant ne raconte-on pas sous le manteau, d'un air grave, l'épopée de La Lamproie, trois-mâts fantôme qui erre comme un pélerin en dérade sur sa route de Compostelle sans but entre Wolfork et Bas-du-Bourg, chaque fois qu'un cyclone s'annonce et dont la corne de brume annonce sans qu'aucun doute ne soit permis la présence ensorcelée et majestueuse de celle qu'on appelle dans le pays La Pacha.
On raconte tant de choses sur cette fille du pays, l'une des plus grandes figures de l'archipel des Reliques. Elle serait née sans nombril, on l'aurait retrouvée au pied d'un calvaire à quatre visages dans l'un de ces tonneaux en osier dans lesquels on pêche la lamproie marine. Ce serait pour d'aucuns la fille aux cheveux de maïs d'un capitaine de corvette...Ce serait pour d'autres une ramasseuse de coquillages qui vivait armée d'un seau et d'un rateau et qui comme la pucelle d'Orléans aurait reçu une injonction divine de l'Eternel, une ratisseuse de sable à la recherche de palourdes, travaillant en fonction des marées, à qui Dieu Tout Puissant aurait enjoint de prendre le commandement de la flotte reliquoise. Parfois elle est qualifiée de pêcheuse de lamproie, métier difficile qui demande beaucoup de sacrifices, tradition familiale de père en fille, tout la lie à ce vertébré primitif qui ne possède ni écaille ni mâchoire mais une énorme bouche en cercle armée de plusieurs rangées de dents cornées, pointues, une énorme bouche-ventouse qui vous suce le sang aussi vite que le plus vicieux des moustiques.
Mais on lui devrait la recette originale de ce vrai régal pour les gourmets avertis qu'est la lamproie à la sauce chien et aux airelles où l'on capture une femelle lamproie prête à frayer, de trois pieds de long et pesant 5 livres. Une fois saignée, débitée en morceaux et cuisinée avec des blancs de poireaux, la bête préhistorique est agrémentée d'une sauce au piment et aux échalotes et petits oignons liée avec le sang du poisson millénaire et servie avec une confiture d'airelles. La saveur est insaisissable comme une anguille.
On raconte, enfin ce sont les Anciens qui le disent, que ce trois-mâts fantôme, serait apparu pour la première fois en 1923, en plein oeil du cyclone. Ceux qui ont vu la chose parlent d'une apparition solide tout bonnement de 3 mãts de corail rouge étayés latéralement par des haubans, entre chaque hauban les enfléchures servant d'échelons. Les haubans étaient tendus comme il se doit par des rides passant dans des caps-de-mouton. Et armé de pas moins de 18 canons le convoi passait lá-bas au fond de la rade à la roue libre les bras croisés, quand tout à coup il sembla vouloir jeter l'ancre. On ne voyait ni matelots dans les hunes rondes manoeuvrant les voiles ni équipage, on n'entendait aucun bruit, seuls les vagissements de la corne de brume, on aurait dit une femme qui accouche de sextuplés, mais pas de sage-femme à l'horizon. Le cyclone disparut comme enchantement, la queue basse. Certains pensèrent instantanément aux lamentins, d'autres évoquèrent magie et sorcellerie. partout on se signa e chercha un protègement efficace. Certains encore virent sortir de la mer des milliers de lamproies avant de se transformer en la lamproie phénoménale, la lamproie primale que l'on baptisa par crainte ou respect La Pacha. Le trois-mâts fantôme fut baptisé de La Lamproie.

Et l'on prit coutume de faire des offrandes de fleurs rouges à cette déesse d'un nouveau genre toute vêtue de madras car on ne douta pas qu'elle ne fût une réincarnation syncrétique de sainte Rita.

Le gouverneur alla jusque à publier l'édit suivant, qualifié depuis de l'édit de la Sainte Trinité:

"Avons dit, statué et ordonné, disons, statuons et ordonnons, voulons et nous plaît ce qui en suit. A partir de céans la dénommée La Lamproie, alias sainte Rita, plus connue sous le nom de La Pacha sera considérée comme patrimoine inaliénable, sainte patronne et bienfaitrice des Reliques. A partir de céans toutes Assemblées tenant à proclamer d'autres entités seront considérées comme conventicules illicites et séditieuses et par voie de conséquence sujettes à l'intervention de l'exécuteur de la haute justice, le bourreau. Les contrevenants se verront marqués d'une fleur de lys sur les deux épaules et le jarret."

Sainte Rita, La Pacha et La Lamproie, toutes unies dans la même sainte Trinité féminine, voilà qui était un arc-en-ciel de bon augure pour affronter les embâcles et les débâcles des cyclones les plus imprévisibles.