2.5.06

Le Bal d'Entre-Deux-Morts : Chapitre 11



11

Ce fut en la qualité de chasseresse d’ouragans chevronnée, physicienne instinctive brevetée ès transhumances du coup de rein, médaillée par ailleurs ès tressaillements imperceptibles du bassin tout en étant en sus diplômée honoris causa docteur-doctoresse, qu’on retrouva quant à elle vers les sept heures du matin Artémia, pauvre bougresse, errant faite hippocampe, factice et clinquante, aux aguets entre tortues de mer avalant corolles de méduses et tentacules mortels de physalies. En grande prêtresse de la danse basse sur vent solitaire, des ascendances et des vrilles, elle venait, disait-elle, de présider in extremis du haut de ses trente-huit cyclones et quelques bonnes poussières, à l’enterrement de sa vie de donzelle pour pouvoir convoler en de justes voltes, par-devant les dieux et à huit quarts du lit des hommes, avec son roi d’amour, un dénommé Eternel, monarque sans fraise ni collerette des Reliques, Eternel XXIX, Sosso pour les uns, Victor-Solange pour les autres, cyclone itinérant de son métier et fabricant exclusif à ses heures de vent et de pluie. Un fameux gaillard, cet Eternel, un super capitaine au long cours, à l’entendre, bien que maigre comme un clou de girofle et toisant un mètre soixante-quinze au garrot. Virtuose tout bonnement. Pas un cyclone junior à la manque, un cyclone va-nu-pieds sans vigueur, un cyclone réformé numéro deux, atteint d'hydrocèle, ah ça non. Du solide, du baobab ! Du manganèse, du tungstène ! Le bougre était taillé dans une météorite ! Du feu fait dans du bon ciment ! Une force de la nature, un roc lisse comme un volcan mort-né, roulé, brassé et dépigmenté par le flux et le reflux d’un morceau de mer ancré on ne sait comment sur l’île aux Zoulous, après avoir marcotté sa gourme de glyptodonte au vent rêche comme sous-le-vent, caboté et barboté en long en large et en travers dans toutes les échancrures boréales comme australes de l'Autre Bord.

- Mariage pluvieux, mariage heureux ! clamait Mademoiselle la Chevalière à qui daigne l’entendre. Ni Monsieur le Juge, dépéché de la capitale, ni Monsieur l’Abbé prêcheur, d’une élocution laborieuse, n'acceptèrent, malgré la charge de malédictions et de fiel qu'elle fit luire à leurs yeux, de faire prêter à Artémia envers son époux serment de fidélité, secours et assistance quand elle avait chaussé les escarpins vernis dont elle couvait jalousement les évents et les empeignes depuis Hérode, fils de Cyrus et de Cassandane. Prendre mari entre mardi et mercredi, alors que l’adage dit bien expressément : “Entre mardi et mercredi, ni mariage, ni voyage en mer”, pourrait paraître saugrenu et prêter à sourire.

D’autant plus que, même pour l’observateur le plus averti des Reliques, on ne trouvait trace ni de cour assidue égrenée au rythme de la marée et ponctuée de roucoulades, ni à fortiori de liaison tapageuse avec chéri chérie à la volée, dévorement des yeux, promenade bras dessus bras dessous, bref, d’idylle à la folie au grand jour, de corps à corps effréné en plein dancing entre tourtereau et grive. A vrai dire, pour être tout à fait honnête, dans la mesure où il n’y avait eu ni fiançailles, ni demande en bonne et due forme, ni même pour le moins de consentement libre et sain du gentleman consort, nombreux seraient ceux qui, aussitôt que la nouvelle leur irriguerait l’oreille, qualifieraient de chimérique cet hyménée de fantaisie, considérant qu’un vol nuptial entre mardi et mercredi vers les zéro heure et quelques miettes en plus ou en moins du matin, avec en guise de mari un esclave en marronage en complet-veston de cheviotte pied-de-poule, chaussures de daim et fixe-chaussettes, pas même une cordelette à l’auriculaire, et pour unique témoin impartial une vieille peau de lune désincarnée juchée sur ses talons aiguilles, ce n’était que dévergondage mystique, apostat et hérésiarque ne méritant pas qu’on lui accorde plus davantage voeux de bonheur et prospérité !
- Trêve de plaisanterie, la compagnie. Ne soyons pas dupes, l’assemblée ! dirait l’un sans ambages.
- Foutaises que tout cela. Foutaises, vous dis-je ! renchérirait l’autre.
Pour tout un chacun, il n’y aurait pas eu l’ombre de la pénombre d’un témoignage digne de foi du moindre minime petit infime frôlement entre cette gueuse (comment l’appeler autrement ?) et le prétendu par procuration pour lequel, soit dit en passant, aurait-on remué ciel, terre et mer à la recherche de reliques, on n’aurait récolté de cet Eternel Victor-Solange, Sosso, XXIX et consorts que marabout, feu follet, terre de feu et tempête en mue perpétuelle. Selon toute vraisemblance, les fiancés mystiques n’avaient jamais trempé ne serait-ce que l’extrémité du bout de la pointe des lèvres dans la même calebasse de champagne. Alors, jugez ! Mêler leurs sabots maculés de goémon ! Bref ! En un mot comme en six cent soixante-six, c’était bien là un simulacre de mariage, une caricature de noces, un requiem de femelle en chaleur ! Ah mais pourquoi donc n’avait-on pas interné la scélérate alors qu’il en était encore temps !
Et maintenant la petite aguicheuse, la gourgandine, l’ange de mer avide de requins cornus aux épines tranchantes, qu’allait-elle encore inventer, elle qui ne rechignait à rien, pas même à louvoyer tous azimuts avec la mort et le choléra pour assouvir ses plus absconses fantaisies ?
Ainsi profanes et initiés babilleraient-ils, tissant et métissant leurs mauvaises langues de corbeaux et de maquerelles dans un jeu sans vergogne à la gloire des tridents fourchus et des tentacules éphémères de Saint-Cancan.

Oh, heureusement me direz-vous, que pour faire face au tollé et à la médisance, la pauvre déglinguée n’avait même pas pris la sage précaution de déloger (contre espèces sonnantes et trébuchantes) deux bonnes douzaines de souteneurs et de soutireuses de vice, en grande tenue s’il vous plaît, qui, sans doute mus par le désir d’intégrer les délices d’un cortège nuptial long de neuf heures de bombance à boire tout son saoul et manger du bon et du meilleur, auraient été vingt-deux mille fois plus prompts que l’éclair (ce qui n’est pas rien) pour affirmer la main sur le coeur ou sur la Bible et la tête de leurs enfants nés et à venir (et avec quel toupet), avoir été confidents d’une promesse de mariage proférée à marée basse à la faveur d’un boucan de fumée d’alcool.
Mais par ailleurs, comment les autorités tant civiles que religieuses auraient-elles pu ajouter foi à ce délire d’illuminés, aux élucubrations lubriques de cette bande de dévergondés éconduits ou délaissés qui, confondant vitesse et précipitation, vessies et lanternes, auraient sans barguigner signé des deux mains leur déclaration sur l’honneur d’une croix analphabète ?

Imaginez ! Une noce mystique ! Pourquoi pas par contumace ? Non, non, non, trois fois non ! Non sincèrement non ! Sincèrement, je ne vous dis pas la mésalliance ! Chacun voit midi à sa porte et le soleil à sa fenêtre, il est vrai ! L’amour a mille facettes, soit deux fois plus de déclinaisons aromatiques qu’une gousse échaudée de vanille bourbon, dont chacune peut être prise pour de l’argent comptant capable de déplacer la mer dans les montagnes, ces repaires de corsaires, flibustiers et pirates pour assister à une treizaine de neutralisation entre la mort et la vie... Certes... Mais, tonnerre ! Pourquoi diable cette hérésie d’aller chercher midi à quatorze heures quand l’imposture crevait même les yeux atteints de cataracte congénitale à plus d’un kilomètre et demi ? Dites-moi, en toute conscience, Messieurs et Dames, soit dit entre nous, marier une marchande de feuillages, autoproclamée voyante et guérisseuse, au buste atteint de polymastie, en dérade par-dessus ça, et un vieux cyclone mâle caduc et poltron (oui, poltron, car seul un poltron fini, ou un condamné à mort, aurait pu se prêter à de telles pratiques) ? Il faut le voir pour le croire. Il était six heures du soir et l'Angélus commençait à peine de retentir en ce mardi d'occulte mémoire. Comment justifier ces épousailles paradoxales quand on sait qu’il est des fois où un chandelier coûte plus cher qu’un enterrement ? Mais que faire ? Pour Artémia qui avait préféré se clouer sur la croix pour pouvoir fêter Pâques avant les Rameaux à douze jours de la procession, pour Artémia qui avait envisagé pour la procession des cercueils un rue tapissée de sel coloré, de sable et de café et jonchée de pétales de flamboyants, pour Artémia qui avait manigancé de si belle façon son entrée dans le monde par cette soirée de gala, le point d’orgue des cérémonies resterait indéfiniment en suspension... Instinctivement elle pressentait que la dégringolade approchait à grands pas. Il n’était pas question de ne pas payer quelque promesse que ce soit. Les génies réclamaient leur nourriture, leur banquet de sang, leurs sacrifices, les génies avaient faim, il fallait à tout prix respecter le rituel, les génies de toutes origines et de toutes catégories, les génies du Nord, les génies du Sud, les génies de l'Ouest, les génies de l'Est, tous s'étaient donné rendez-vous chez elle, Artémia et n'entendaient pas retourner bredouille. Des quatre points cardinaux elle était encerclée. Elle encourait, elle le savait, l’excommunication sans droit à pénitences, peines médicinales et expiatoires jusqu’à la fin des temps, l’ensevelissement sans rémission sous les eaux de la mangrove rouge. Alors il était hors de question de ne pas s’acquitter d’un péage à Saint-Antoine-des-Divins-Plaisirs et aux Quatorze Saints Intercesseurs. Mais d’un autre côté, malgré une semaine de battues effectuées en long et en large de Kalakata avec son raccoon apprivoisé Roucou, il fallait se rendre à l’évidence : l'Eternel de son coeur avait bel et bien disparu de la circulation. Volatilisé l'Eternel. Désintégré le Victor-Solange. Comment vivre désormais sans déraison ? Des cyclonologues annonçaient bien là-bas à des milles et des milles des Reliques un cyclone en formation sur l'Autre Bord. A n’en pas douter, elle en viendrait à bout de ce cercueil de raison, de cette procession, de cette Mer d’Entre-Deux-Morts dût-elle y passer trente-sept autres treizaines à Saint Antoine ! Seules traces palpables de sa brève romance avec le Bien-Aimé, des poèmes secs comme des brindilles de pierre philosophale commençaient à bourgeonner dans son ventre à toute heure du jour et de la nuit. De picotements en ballonnements, de points de côté en haut-le-coeur, il fallut bien là encore se rendre à l’évidence. C’était la parole, cette calamité sacrée, qui la démangeait, la prenait d’assaut et elle était mâle, et elle était femelle, et elle était en chaleur, l’infidèle. Une parole enceinte qui prendrait plus tard comme nom, celui d'Ondine Guimbo. Alors à défaut de procession de cercueils ce fut le début d’un étrange fait divers qui soixante ans plus tard resterait figé dans les esprits. Jamais l’on ne sut par quel miracle le marteau de menuisier de son père, feu Anicet Guimbo, avait atterri entre les mains de Mademoiselle la Chevalière. Salve Regina, mater misericordiae ! Toujours est-il qu'au petit matin du dernier jour de la Treizaine à Saint-Antoine-des-Divins-Plaisirs, à l'aube du grand défilé des cercueils prévu, ce fut au contraire le grand Martelage sur la Place des Quatorze. Après avoir asséné sept coups de marteau d’est en ouest puis de nord au sud sur chacun des Quatorze, l'Intercesseur en Personne seul épargné du terrible martelage, du terrible poinçon désignant ses congénères bons pour l’abattage, Mademoiselle la Chevalière installa tranquillement sa personne au sommet de l'Intercesseur en Personne. C’est ainsi qu'un cercueil en papier mâché en forme de cosse de haricot bleu indigo prit possession de la Place des Quatorze au petit matin de la procession et que la Veuve Eternel (car c’est ainsi qu’on appellerait désormais Artémia-Cora Guimbo dite Mademoiselle la Chevalière) commença son envol dans la déraison par une homélie en plein verger :

- Il pleuvait à perdre haleine quand m'apparut en majesté mon Bien-Aimé qui se dégonfla en moi de toute sa charge de manne diluvienne, houle salée et pimentée d’oeufs non fécondés qui inonda sans crier gare les moindres recoins de mon palais. En ce temps de déconfiture, en ce temps de débandade, à ce moment exact commença l'orgasme, la lune de fiel qui révéla en moi la femelle parthénogénétique. Les oeufs non fécondés de mon Bien-Aimé donnaient naissance à la bride des cerfs-volants de l'Angélus tantôt à des ouragans mâles tantôt à des ouragans femelles qui, à peine éclos, à peine affranchis s’empressaient au plus vite de réaliser leurs trois pas dérébénales de chaos sur l’échafaud. C’était sans compter sur le quadrille qui tranquillement attendait son heure pour se lâcher le corps et libérer son arôme sous le regard attendri du soleil qui venait à peine pourtant de fermer ses yeux pleins de caca sommeil.