Le Bal d'Entre-Deux-Morts, 5

Depuis que le monde cyclonant cyclonait des cycloneries, jamais un dernier chaos ne fut demandé si sauvagement par un cavalier à genoux ! Ce chaos-là était d’un beau tellement beau qu’il était bel ! Un bien bel chaos. Eternel murmurait mielleusement à son oreille : “Je suis à tes ordres”.
“Quand tu te résoudras à revenir à moi
Je serai à tes ordres.
Quand tu te convaincras que je suis ton destin
Je serai à tes ordres.
Et tu verras ton nom tatoué sur ma poitrine
Avec le sang de mon coeur,
Mes lèvres assoiffées de tes baisers
Qui sont ma seule ambition.
Arrache-moi le coeur et prends-le dans tes mains
Et tu verras instantanément
Que je ne t’ai jamais trompée, que je t’ai toujours attendue
En toute sincérité.”

Et ce qui devait être à l’origine pour Artémia, un boléro express, grosso modo, stoïque et règlementaire, vite fait bien fait, pour se débarrasser et ne pas jouer les pimbêches, s’avéra en définitive être un concours de danse torride et acrobatique plus luxurieux et langoureux que tous les concours de danse jamais enregistrés sur notre bonne terre de Reliques par les échelles Richter, Schoelcher, Beaufort et Safir-Simpson confondues ! C’est un fieffé goinfre, ma bonne dame, qui sortant de cale sèche du zéro absolu des quatre points cardinaux appareilla : sans perdre une minute, il fonça tout schuss, entra dans la mesure, déboula sur l’aile droite de l’île, transformée pour l’occasion en cabaret d’argile en état de mort réversible, feinta, dribbla, joua un une-deux avec lui-même et entama le second mouvement sur le même tempo que le premier. Histoire de semer la panique dans la grande loge qui n’en pouvait mais malgré les appels à l’aide aux Quatorze Saints, conjugués à ceux à Simon le Cyrénéen, saint Expédit et encore et encore saint Donat, martyr, (ce dernier par ailleurs avait depuis semblait-il une éternité pris une retraite bien méritée et s’occupait sans doute à présent en quinconces de quelque fumier ou de quelque plant de tomate pendant que l’île tanguait après avoir pris de plein fouet la tornade, se retrouvant actuellement de guingois barbotant comme un radeau de pleurs et de grincements de dents), notre vieux beau effectua glissando sur glissando endiablé dans l’aubier des grumes abattues à culée noire sans respect pour leurs cernes, sans pardon pour le fil du bois. Profitant des rares accalmies, les arbres, comme défoliés par une armée folle de fourmis coupeuses de feuilles, pansaient leurs plaies et bosses. Les pieds de fruit à pain aboyaient comme des chats, les jambosiers saignés aux quatre veines gémissaient doucement de concert avec les pieds de pommes malaka comme des phalènes aveuglées autour de l’éclat d’une lampe-tempête. Sous l’action du purificateur intemporel, les essences les plus nobles de la canopée se transformaient en radicelles. On ne comptait plus que pieux, échalas, piquets, cannes, manches d’outils, éclisses, sciures et chutes recroquevillées et roussies dans leur jus de cyclone. Sortant de sa torpeur, à deux doigts du K.O., l’île, fétu de paille embrasé, ne savait plus si elle était coco ou abricot, badigeonnée qu’elle était d’arnica, de ventouses et de cataplasmes, en passe d’être pulvérisée contre les fourches du néant. Aussi luttait-elle pour enrayer l’avancée victorieuse de son adversaire, pour ne pas disparaître dans l’écorce mutilée de l’oubli. Pour cela elle tentait fermement de conserver la distance minimale d’un bras tout en soutenant le regard de l’effronté. Le match allait s’enflammer. La lune, scotchée à son poste, était au garde-à-vous en train d’ovationner à tout rompre les ballroom kings du jour, tant la résistance était farouche de la part de l’île en capilotade qui, même ployant sous les piqûres et électrochocs des banderilles, refusait de chavirer sous les ris, de se laisser saler dans ces préliminaires de choc de titans. Artémia se souvint alors à point nommé de ses augustes bisaïeules, mesdames Félixianne et Marie-Christ, maîtresses pleurnicheuses diplômées, et envoya alors elle aussi son morceau choisi :
“Ô Dieu miséricordieux et éternel, qui tenez dans vos mains puissantes tous les éléments et gouvernez l’univers selon votre bon plaisir, nous vous prions de retenir et empêcher toutes puissances infernales, et détournez de dessus nos têtes, par l’intercession du glorieux saint Donat, martyr, les épouvantables foudres et dommageables rayons du feu de la tempête. Donnez votre sainte bénédiction sur nous, sur nos tôles et maçonneries, sur nos parpaings et cloisons, sur nos galetas et galeries, sur nos jardins et plantations, sur nos citernes et rivières, afin que, préservés de toutes foudres, grêles, éclairs et orages, nous puissions louer et bénir votre saint nom en paix par notre seigneur Jésus-Christ, qui vit et règne dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.” Mais dédaignant prières et rogations, Eternel XXIX continuait son sacerdoce. Tout cela n’était qu’un échauffement, un déraidissement de muscles pour le Grand Nettoyeur avant sa mise sur orbite définitive. Pour être encore plus chaud, l'Infaillible fendit à travers bois de podium en podium avec moult cris d’orfraie, pour mieux étaler au grand jour de la nuit son talent de contorsionniste du Nouveau Monde. Tchak, Tchak ! Chaque morceau de musique qui se brisait comme un biscuit de mica aux couleurs du prisme sur les cases barricadées et calfatées partait avec un arpent d’existence. Alliés et ennemis, tous plongeaient satellisés dans la même zizanie, dans la dissidence absolue, émulsionnés dans une même bagasse par les morsures amoureuses de l’oeil et les dents cornues de poulpe du décepteur qui jonglait consciencieusement avec sa partenaire en charpie, la rossait en cadence, distribuant à droite et à gauche ses ecchymoses à coups de rasoir, de coude et de soufflet, comme s’il s’agissait de coups de pinceaux tirés de sa palette de verges. L’invisible, l’imprévisible héros venu de zéro avec sa livrée bariolée faisait mille gymnastiques, s’entortillait autour des yeux, tordait le nez, défigurait la bouche, estropiait le ventre, estomaquait les reins, égratignait les pieds, taillait jusqu’aux croupières de l’iguane grognant sous la case, prenait la drisse de grand-voile de l’île à bras-le-corps, charriant le gravier et le sable du fond du caveau de l’océan giflé pour lui faire grimper comme un roi singe déboussolé l’estran de copeaux qui menait à la falaise de toutes les orgies. “Le jour de gloire est arrivé dans son berceau splendide !” entendait-on fuser de tous les interstices, tandis que l’extra-terrestre bondissait et rebondissait, envoyait oeufs et boeufs valdinguer par monts et par vaux. Messieurs et dames, le Grand Raton Laveur était dans le maïs ! Et pourtant on ne voyait âme de commandeur ou de guérillero qui vive dans l’arène à contregîte où se débattaient désespérément les duellistes, défendant chacun bec et ongles son droit au septième ciel dans un huis clos étouffant. L'île aux Zoulous, la racine pivotante, au bout du rouleau, lessivée, tannée, ridée, désarticulée et hérissée d’épingles, mais pas amère pour deux ronds, tentait, l’insolente épave, une bonne fois pour toutes, de désarçonner son chevalier servant. Mais à chaque tentative elle écopait de tous les côtés : à coups de cravache et d’antiennes en plain-chant, le fils du ciel avec opiniâtreté l’éperonnait. Faisant alterner à sa façon versets par ci et répons par là, il se délectait par avance du moment fatidique où, de guerre lasse, faisant contre mauvaise fortune bon coeur, la dulcinée se mettrait à lofer, glisserait vers la houle patibulaire, à jeun comme un chirurgien au mois de juin. Mais mourir pour mourir martyrisée, elle s’était résolue à mourir haut la main et avec l’extrême-onction d’un dernier finale de chaos de toute magnitude, s’il vous plaît ! C’était passer ou couler, l’attaque ou la fuite, mais milady n’allait, en aucun cas et de manière aucune, faire sa mijaurée entre son corps debout en équilibre et son corps inerte tombé par terre. Il n’était pas question de se plier indéfiniment aux humeurs fantasques de ce bougre d’écuyer d'Eternel aux cornes effilées de zébu qui, à chaque pas qu’elle exécutait pendue à ses basques, lui témoignait son intention de lui fertiliser copieusement les oeufs en guise d’ultime saint-chrême. Le gaillard, en effet, se croyant fin danseur, se vantait de la drosser sur les cailloux comme une mer brimbalée entre le flot et le jusant. Ah s’il savait seulement comme sa bouche puait le frai ! Comment s’échapper de l’entrelacs qu’effeuillent les tambours baptisés du fouilleur de mémoire quand on n’est, ma foi, née ni du clan du reptile, ni de celui du poisson, ni de celui du batracien ? Comment, tonnerre, comment, dis-moi ? Comment tirer son corps des réjouissances quand le cavalier honni et divin gonfle son bâton de capitaine frais comme un gardon dans un rut force cinq, si pressant et pressé d’en découdre avec l’extase, quand son corps parle et qu’on est soi même polyglotte décolletée à la frontière du tendre, naïade ronronnante comme une guenon prête à adonner, à dévaler en trombe faite torrent sauvage charriant ses meutes de mombins et quénettes vers les grelots du berger du marigot cramoisi ? Décalottez le coq d’un cyclone, tranchez-lui la tête et la queue comme une mangouste aussitôt que le bellâtre pointe le bout de son mufle, sur la lancée grillez-lui les gros poils à gros feu, puis les petits poils à feu doux, grattez sa peau au couteau jusqu’à ce qu’elle devienne rose et laissez mariner vingt-quatre heures dans le lait de coco et le coriandre vert. Vous aurez beau faire, il restera toujours au garde-à-vous l’oeil insubmersible, coriace et intraitable du bretteur qui rôde, prolifère, vous appâte, vous encercle et plonge ses rames pugnaces dans la baie violette de votre désir. On ne ruse pas avec un cyclone quand le glouton délivre sa bénédiction urbi et orbi. Il n’y a pas de mortifications, offrandes, arcanes ou libations qui tiennent ! Pas de marchandage, pas de pacte, pas de jeu : que l’on passe raide au vent ou sous le vent , on est cuit sur toute la ligne, bon à plumer tel un oiseau sucrier. Artémia, pauvre bougresse, ainsi portée à la limite plus que limite de la rupture, allait-elle mettre de côté toutes velléités de résistance ? Allait-elle se saborder, déclencher ses balises de détresse, remonter contre le vent ou se mettre en posture d’accouplement ? Ou encore se résigner à l’exil et chanter de sa voix de soprano colorature son testament olographe et authentique en faveur de son époux morganatique sous les termes suivants : “Adieu, bello, je me retire à la campagne, l’ennui me gagne...”