Chapitre 1
Ô Gloria, mais figurez-vous que ce mardi de juin-là, premier jour de la Treizaine à Saint-Antoine-des-Divins-Plaisirs, fulgurante treizaine qui défraierait la chronique et resterait à jamais marquée au fer rouge fuchsia de la passion dans la mémoire collective des Reliques, Artémia Guimbo avait fermé comme chaque mardi après-midi boutique sur le marché pour sacrifier à ce qu'elle appelait pudiquement la cérémonie. Et quiconque, mâle ou femelle, eût souhaité se procurer ses plantes médicinales et liturgiques, ses bains de nettoyage ou ses protections, ou encore l'une de ses 2216 recettes secrètes et définitives pour résoudre problèmes de peau, impuissance, manque d'argent, cauchemars, simple fièvre, diarrhée, problèmes consécutifs à un accouchement, quiconque sans exception, aurait pu faire des pieds et des mains en vain.
Feuilles, écorces, fruits, graines, fleurs ou racines de gros thym, balai doux, menthe glaciale, pierre d'alun, cordyline et buis de chine devraient attendre un autre soleil. Comme tous les mardis, en début d'après-midi, pas d'audience publique, pas de consultation privée : il n’y avait urgence, asthme, morsure de serpent, verrue, cataracte, colique, anémie, bronchite, érysipèle, désenvoûtement qui tienne ! Madame était en cérémonie, point final, bâton de maréchal !
Et quelle cérémonie, tenez vous bien ! La cérémonie rituelle, ancestrale et hebdomadaire de la coiffure, ma chère !
Voilà en peu de mots la chose : c’est sa demi-sœur, Pilar de Morfil, dite Mayotte, souveraine en son domaine, coiffeuse-esthéticienne et pédicure, qui délaissant chaque mardi à l'heure de la sieste sa clientèle, remplissait le rôle d’officiante chargée de dompter la chevelure de corail de la guérisseuse plus en dérobade qu’un cheval fou, de lui faire entendre un semblant de foi, sinon de raison. Il fallait en outre se muer en deux temps trois mouvements en manucure-pédicure de haute volée, traquant peaux mortes, envies, ongles incarnés.
Il faut dire que les cheveux cactus coiffés à la diable d’Artémia étaient d’une espèce de corail rouge revêche, espiègle et taquin, d’un royaume reculé au fin fond d’une brousse des bas-fonds non encore explorée par Linné et Von Humboldt, une race de corail démoniaque, dur, dur, dur, raide, raide, raide, comme celui de Sri Lanka, crêpé dans sa gousse de pygmée rebelle et résistant comme un cyste recroquevillé qui aurait loupé sa mue et attendrait les trompettes de la résurrection par l’entremise d’une huile de carapate ; une soie grège, primitive, sauvage et ombrageuse, pas pour le moins du monde artificielle, mais bel et bien made in Kalakata, archipel des Reliques. L’animal, qui se cabrait jadis à la moindre tentative de caresse de peigne ou de démêlage de brosse, n’avait pu résister, pour coriace qu’il fût, aux soins zélés qu'on lui prodiguait, mardi après mardi, à Mayotte Coiffures.
La racine capillaire rebelle de la pasionaria, jadis rêche et grainée, s'était au fil du temps amadouée et assouplie considérablement mais il fallait toujours et encore mener la chasse impitoyable à un bataillon de cheveux blancs indésirables qui persistaient à trôner sur elle au garde-à-vous comme un pied de coton dans son jardin caraïbe. Bêchage compétent, arrosage au goutte à goutte, palissage et coloriage obstiné, débroussaillage consciencieux, engraissage puis hydratage hebdomadaire, multiplication par semis, par greffage, bouturage, marcottage, œilletonnage et drageonnage sérieux, sérieux, découennage manu militari et sarclage patient: toute cette panoplie avait extrait la chevelure particulière d'Artémia de la caste des intouchables à la paille de fer pour la faire accéder à celle moins endolorie de paille oscillant entre christophines et maïs. Mais la lutte n’en continuait pas moins farouche, semaine après semaine, on ne pouvait pas tomber la garde : il fallait dans ce fauteuil à bascule du salon de coiffure de Mayotte bourrer la terre, bêcher la tête, bourrer la tête, bêcher la terre après adjonction de fumier et mise en jachère, et rien ne permettait de croire que cette cérémonie cesserait par une belle matinée de printemps et que l’oeuf dormant du cheveu d'or se réveillerait de sa gangue comme par enchantement. Selon toutes les apparences la messe basse se reproduirait vitam eternam. Mais le résultat valait tous les efforts, toutes les souffrances car en dépit des disgrâces, en dépit des déveines, le mardi en fin d'après-midi, le mardi après la cérémonie... Aïe, aïe, aïe ! Magie de la coiffure ! Artémia, c'était Dorothy Lamour réincarnée !
Sur le chemin de l’église où elle se rendrait tout à l'heure toute coquette à l'heure des vêpres pour rendre grâce à Saint-Antoine-des-Divins-Plaisirs et faire son Chemin de la Croix hebdomadaire, pas même une Flore de Sainte Rita, la femme prototype des Reliques, la femelle aromate dévote tout comme elle de Saint-Antoine-des-Divins-Plaisirs, dont la chair d’orphie iodée à maturité et les arêtes vertes faisaient l’objet de toutes les convoitises les autres six jours de la semaine, pas même la belle et voluptueuse Flore, la femme-sirop, la reine du quadrille, vous entendez, toute panthère rebondie et ensorcelante qu’elle l’était, avec ses mains finement ciselées, pleines de bagues de respect et de veuvage, ne pourrait rivaliser tout à l'heure avec Artémia transfigurée par sa chevelure, que dis-je ! sa crinière qui prendrait tout à coup l’allure, purement et simplement, ladies and gentlemen, d’un halo de mousseline et de formol ! Ah, il faudrait voir les yeux languissants de Chimène de la dulcinée qui feraient constamment la roue au secret profond des lunettes noires, la bouche de biche exubérante en forme de trompe à six stylets qui flatterait le regard même lorsqu’elle n’esquisserait pas son sourire écorché de perpétuelle jouvencelle effarouchée à ne bousculer sous aucun prétexte ! Et puis l’odeur de sa peau qui oscillerait selon le vent dominant de chaque ruelle entre le corossol, le coing et la jaque dure ! Par pure coquetterie sans doute, le mardi, elle ne portait sur elle que du bleu marine! Ou était-ce signe de ménopause ou de diapause ? Ah, ce jour-là il ne manquerait pas de volontaires, de coqs de combat, de colosses, de molosses, de malabars de toutes les qualités de cirage pris soudainement de chair de poule pour revendiquer la prise de possession et planter leurs drapeaux au bon creux de ses formes. Ils seraient tout à coup pléthore à vouloir goûter de ce tatou quand il entrait en incandescence, à lui proposer jusqu’aux liens sacrés et inaltérables du mariage coutumier et son cortège de falbalas. Mais en ce qui la concernait, elle, la sempiternelle déesse vierge du mardi, aussi faste et de bon augure fût-il, aucun prétendant ne répondrait aux paramètres qu’elle s’était fixé. (Et pourtant il aurait suffi que leurs noms soient articulés près du voile du palais pour les rendre au moins déjà présentables, à défaut d’être désirables à ses yeux ! Était-ce trop demander ? Et elle ne pressentait dans le hénissement lascif ni de X, ni de Y, le b a ba du parfait mustang, l’aplomb, l’ample, la gamme nécessaires pour lui proposer le maître-autel ne serait-ce qu’après avoir effectué un strict minimum de sept des quatorze stations requises du steeple-chase de la Passion).
D’ailleurs, d’aussi loin qu’elle se souvînt, elle n’avait jamais elle-même pour d’obscures raisons répondu présente qu’au nom d’artiste d'Artémia Guimbo. Quant à son nom de baptême, Saint-Ange Victoria Guimbo, pourtant enregistré en bonne et due forme sur les registres de la paroisse Saint-Antoine-des-Divins-Plaisirs et par la grâce duquel elle était devenue morte au péché, elle feignait d’en ignorer l’appellation contrôlée. Et si par hasard un forcené, un malappris, un misérable, un apprenti myrmécologue en mal de femelle hématophage, voulant à tout prix savoir ce qui se passe dans le boudin des fourmis rouges, s’enquérait des raisons de la mise en disgrâce du label originel, elle lui rétorquerait du tac au tac, après juste un demi-soupir, en montant sur ses grands chevaux tressés:
- Cavaliers aux Dames ! Peu importe au nombril qu’il soit baptisé omphalos ou lombric, enduit de bleu de méthylène ou de teinture d’arnica. L’important c’est que le nom brille.