"Ouaille, ouaille, ouaille ! " s'exclama Cyclone en soulevant avec
précaution l'un après l'autre les mille os de son vieux corps endolori.
Laminé au lendemain d'une de ces nuits de bagatelle bien arrosée
d'écumes et de mélasse distillées dont il était coûtumier. La mangrove
puait le tafia, l'excrément et la boue, tous unis dans un même
éreintement. Son foie ne tenait plus que par un ventricule, il chercha
en vain ses lunettes dans la boue pour mieux respirer par les yeux. Ses
reins, quant à eux-mêmes, sainte Vierge de Miséricorde, même après
avoir labouré la nuit à coups de houe, trahissaient une petite érection
matinale. Il parvint non sans peine à écarquiller un demi-oeil pour se
rendre compte de l'endroit où il avait atterri. Il faisait encore nuit
noire et toute une meute de lunes semblait rire de son infortune. "
Ricanez tout votre soûl, les hyènes, riez tant que vous pouvez, les
vautours, riez tant que vous le pouvez encore parce que je vais vous
raidir votre rire à jamais, je vais vous l'étrangler en pleine gorge".
Il brandit son scalpel à double tranchant au ciel comme pour sonner
l'hallali et il les injuria copieusement, traita de tous les noms
d'oiseau la mère, la marraine, la grand-mère de la lune, tous les amis,
parents et alliés en prirent pour leur grade jusqu'à la huitième
génération :
"Arrêtez de me toiser, bande de sacrées salopes !"
leur cria-t-il en brandissant son poing serré dégoulinant de rage, leur
décochant au passage un crachat pestilentiel. "Retirez vos yeux de mon
corps, vieilles commères ! Allez, dégagez, couché, circulez ou je vous
romps la dure-mère!". Quelqu'un allait payer, on ne pouvait pas ainsi se
moquer impunément, quel que soit le nom du mauvais larron responsable
du méfait présent, justice serait faite. Il tenta alors une géographie
instinctive du chaos: il n'y avait pièce trace de dulcinée, de Drusilla
dans les parages. La question qui le taraudait était: "Mais comment
ai-je bien pu atterrir ici?" Il tenta bien de se remémorer les
événements de la veille mais ce ne fut qu'un champ de cannes béant qui
se présenta à son esprit et tout au fond de ce champs de cannes
interminable que vit-il? je vous le donne en mille: cette saleté de
double, Commandant Cafre, son faux jumeau, dégustant à jeun à cheval sur
sa monture Incitatus un petit calice qui ne pouvait guère contenir que
tafia, petite eau ou esprit pour ensuite mordiller un morceau de canne
au maximum de sa fruité !
"Messieurs, messieurs, messieurs, quelle
malpropreté !" fit-il en hochant la tête et en se triturant la barbe
blanche naissante sur le menton. Au plus loin que son regard groggy pût
porter au clair de lune ce n'était que carnage ! Nuages ? Carnage !
Rivière ? Carnage ! Mangrove ? Carnage ! Champs de canne ? Carnage !
"Mais regardez la curée chaude que le Malpropre a fait !"
C'est
alors qu'il tenta de reprendre ses esprits, raisonner, voilà ce qu'il
convenait de faire. Il fallait tout d'abord se débarrasser des écuries
de marbre et des mangeoires d'ivoire où se repaissait cette Ombre. Pour
tenter de dégriser rapidement il entreprit de faire une révision mentale
de tout ce qu'il savait sur l'ordre des Ombres.
"L'ordre des
Ombres, se récita-t-il à lui-même d'une voix pâteuse et monocorde, est
constitué outre en espèces et sous-espèces, genres et sous genres,
Extravagants, Ecorchés, Bohêmes et Fous. L'Ordre des Ombres siège dans
le foie des Cyclones, ils ne sont pas circoncis dans le cas des Ombres
mâles ni excisées dans le cas des Ombres femelles, ce qui est source
d'instabilité dans le système car les Ombres n'en font qu'à leur tête,
un jour devant l'oeil du cyclone, la minute d'après derrière sa queue,
les Ombres sont infidèles par nature, libertines et incontrôlables plus
rapides que la sagaie de Chacha elles savent profiter de la moindre
petite heure de bagatelle que s'accordent les cyclones pour commettre
leurs méfaits derrière leur dos." Cette récitation acheva de le
déraidir, il se dressa sur ses pattes, et la mangrove entendit le
craquement saumâtre et stagnant des os de ses genoux. Cyclone reprenait
du service. Cyclone émit alors en direction de la lune ce qu'il lui
avait promis : un flot d'haleines pestilentielles qui obligèrent la
commère à plier bagage et à aller grimacer de l'autre côté de
l'Entre-Deux-Morts. C'est ainsi que Cyclone conçut un stratagème pour
ôter tout pouvoir de nuisance à jamais à son Ombre, Commandant Cafre,
Auguste Jules César Germain a.k.a. Calligula, qu'il jugeait par trop
envahissante.
Comme on ne peut lutter contre son Ombre à armes
égales, il fallut bien se procurer quelques médecines, quelques
envoûtements capables sinon de tuer - car les Ombres sont immortelles,
et quand bien même vous vous désincarneriez, elles vous survivraient
encore le temps de quinze réincarnations - mais au moins d'amadouer,
d'apprivoiser ces damoiseaux-damoiselles, de leur cuisiner quelques
plats bien assaisonnés à leur goût tout en leur administrant quelques
tafias bien préparés, quelques huiles de massages bien dosées pour
qu'elles aient toujours envie de s'attacher à vos basques. Bref, il
fallait le séduire et pour ce faire, Cyclone convoqua son
demi-frère-cousin jumeau pour ce qu'on devait appeler bien plus tard le
traité de Caféière mais que d'autres appellent encore le Banquet de
Caféière.
D'abord ce fut toute une histoire, une épopée pour
retrouver les traces du malotru, qui errait entre deux eaux dans un
caniveau. Et il ne consentit à se rendre aux injonctions pressantes de
son congènaire qu'après promesse écrite en bonne et due forme, envoyée
avant zéro heure, le cachet de la poste faisant foi. Les mots restent,
les paroles s'envolent, répétait -il sans cesse. Il fallut lui promettre
un menu de nabab pour qu'il daignât se présenter à la conférence Inter
Îles des Ombres et Cyclones, car il se refusait à faire un traité en
sourdine, tout traité selon le Code des Ombres s'appliquant
immédiatement à tous les membres des Ombres. Il fallut donc inviter
vingt-neuf délégations d'Ombres alliées et associées conduites par des
personnalités aussi prestigieuses que Commandant Cafre, bien évidemment,
à tout Seigneur tout honneur, mais aussi Dérébénale des Iles, Sonson
Pierre-Gilles, Petit Bois d'Homme, Polisson Frontière, Chacha et j'en
passe. Bref toute l'Ombrité, l'Ombrage et l'Ombrerie de l'archipel était
réunie pour apaiser les tensions avec les Cyclones qui eux aussi
s'étaient déplacé à 29 bien résolus à participer à un règlement
pacifique de ces désagréments permanents qui finissaient par leur
pourrir la vie. Le conflit devait cesser sur le champ, entendait-on
fuser de toutes parts du côté des Cyclones. Cette situation ne pouvait
plus durer. L'un suggérait d'employer la manière forte, l'autre
d'utiliser la ruse, un autre le venin, un autre la sorcellerie, un autre
encore la religion pour remettre sous le joug les Ombres indélicates.
De leur côté, les Ombres n'étaient pas en reste allant jusqu'à prôner
une indépendance pure et simple, unilatérale, d'autres proposant une
autonomie et allant jusqu'à envisager une participation active au
gouvernement des Cyclones. On créa ainsi des commissions mixtes pour
aplanir les difficultés. Celle qui reçut le plus de volontaires fut la
commission alimentation. C'est à eux que revenait la charge d'organiser
le banquet qui devait précéder la Conférence et aboutir à la signature
du Traité de Caféière. Pour se prononcer de manière plus sereine la dite
commission organisa un banquet pour s'éclaircir les idées et les
papilles, il fallait pouvoir juger sur pièces, car Cyclones comme Ombres
ont toujours eu la réputation d'être gros mangeurs. Ah ça oui, Cyclones
comme Ombres de Cyclones ont la même caractéristique fondamentale: ils
ne sont jamais feignants quand il s'agit de mangeaille, ils ne jouent
pas quand il s'agit de se goinfrer. Cyclones, Ombres, farine du même
sac, vous dis-je ! Avec des voraces de cet acabit il ne fallait pas
donner dans la dentelle. Il fallait du gouleyant, du grasseyant, du
sonnant et du trébuchant avant toute chose. Dans ce qu'il convient
d'appeler le pré-banquet les Cyclones mirent les petits faitouts dans
les grands et tentèrent bien la manoeuvre d'affaiblir par rupture
d'interdits et de totem leurs Ombres en leur proposant des plats de
haute voltige, des mets mitonnés aux petits piments de la haute
gastronomie reliquoise comme l'ouragan glacé vénitienne, la selle
d'orage moissonneuse, le nuage à la broche, le fonds d'alizé au velouté.
On conçut encore expressément pour ces messieurs-dames les consuls
plénipotentiaires les délices exquis d'une gentille mazarine de vents
devant, de petits courants d'air variés, et de plateaux de brise. Comme
boisson, là encore, on ne lésina pas sur les moyens puisqu'on fit venir
du Caveau de la Présidence de la République des Iles Unies Michel
Cabaret, dit Mimilo, le maître sommelier pour certains, pharmacien
apothicaire pour les plus Justes et maître sorcier pour la plupart, qui
préconisa Graves et Médoc en carafe, Volnay et Sauternes en
bouteilles,Théophile Roederer frappé et autres liqueurs. Ce dernier
imagina même de faire venir à grands frais de Macondo l'orchestre
symphonique pour qu'il puisse pendant le banquet charmer les oreilles
des participants avec Samson et Dalila de Camille Saint Saens et le
ballet de Copélia de Léo Delibes. Mais du côté des Ombres on ne
l'entendait pas de cette oreille. Des breuvages exotiques d'importation
suspecte susceptibles de vous mettre les membres en lambeaux, de vous
faire perdre vos entrailles, de faire de vous au bout d'une seule
gorgette des aveugles et des paralysés ? Ce fut un tollé mémorable: tous
exigeaient, tous, sans aucune exception, le tafia à la richesse
centésimale de 70 degrés à volonté pour arroser leurs agapes. Du pur
clairin, sans réduit. Pas de ces faux tafias trempés, frelatés, noyés à
l'eau de source ou aromatisés de morceaux d'écorces, de sirop, de
feuillages ou de fruits et d'épices provenant de guildiveries suspectes
car il n'y avait dans leur rang ni impuissants ni femmes enceintes
...Ils n'iraient en outre à cette conférence qu'à la condition sine qua
non que figure au menu du banquet leur plat totémique, le Dja, fait de
haricots blancs accommodés de riz blanc, saucisses, tripes et cachalot
salé. Il fallait en outre garantir la présence sur la table de salade
tomates et concombre, sauce chien et farine de manioc. Et s'il fallait à
tout prix un ballet, que ce soit un ballet pyrotechnique de tambours,
comme feu d'artifice à la signature du traité...