Cela sentait la cire d’abeille et
l’essence de térébenthine quand Mademoiselle la Chevalière s’était
présentée pour la troisième fois le mercredi matin de grand bonne heure à
l’entrée de l’atelier de son cousin Orphélien de Tito-Dandy. Elle avait
trouvée porte close ! Il était sans doute plus facile de joindre le
photographe-charpentier de marine à son quartier-général, chez Boniface,
mais le patron du temple de perdition n’ouvrait qu’à cinq heures. Et
quel prétexte inventer pour venir réveiller les gens ? Personne
n’achète, ne loue ni n'emprunte une arche funébre avant cinq heures du
matin même pour fêter saint Coeur du Matin ! D’ailleurs on ne savait que
par bribes des allées et venues du bohémien mais qui ne tente rien n’a
rien ! Alors elle avait fait les cent pas, fait mille détours, vingt
quatre-chemins de traverse entre église, marché et cimetière, épiant un
signe quelconque de sa présence, mettant sur pied toute une stratégie de
reconquête pour récupérer son innocence. L’important était de
s’approcher de lui au plus près. Si cela ne suffisait pas, l’amadouer,
se disant prête à payer rubis sur l’ongle ce qu’il faudrait pour la mise
en route en urgence urgentissime de la fabrication de son cercueil pour
la procession de la Treizaine à Saint-Antoine-des-Divins-Plaisir.
Immédiatement elle préciserait à la personne :
-
Quelque chose de très simple, de très frais, sans capitonnage inutile
de satin de soie naturelle mauve, sans repose-pieds et sans appui-tête.
En
revanche elle spécifierait le matériau : surtout pas de l’aluminium, ah
ça non. C’était un matériau un peu trop définitif à son goût, vu qu’il
fondait à six cent soixante degrés Celsius et ne consentait à s’évaporer
qu’à deux mille trois cent vingt-sept degrés Celsius. Imaginez s’il
avait fallu faire la conversion en Fahrenheit ! Par combien aurait-il
fallu multiplier encore ? Et pas de cercueil hermétique en tôle
galvanisée non chromatée non plus car elle n’avait ni gale, ni lèpre, ni
béribéri ! Ca aurait pu à la limite être du bois naturel, du plus bel
aspect, du cent un pour cent palétuvier rouge séché au grand air pendant
deux ans, avec pour seule et unique finition, car tout de même elle
n’était pas une indigente, un bon lustrage à la peau de requin.
Et pas quelque chose à la va-te-faire-fiche, évidemment ! Sur sa lancée elle soufflerait :
-
Et ton bois de coeur, j’ai dit, n’oublie pas, dur comme il est, rouge
et brillant comme il est, s’il te plaît, malgré ses moulures de fruit à
pain et ses clous galvanisés, si ce n’est pas trop te demander, garde-le
pour le jour de ton dernier voyage! Car ce que je veux vraiment, je
vais te le dire maintenant ! Je veux un cercueil cent pour cent
écologique, cent pour cent naturel, un cercueil de papier mâché, endurci
naturellement, pour un enterrement non toxique, un cercueil de quatorze
kilos, ni plus ni moins, solide et léger, et bon pour l'environnement,
avec un petit matelas de calicot et des poignées sur le côté !
Orphélien,
en fin commerçant roublard et vicieux comme un rat qu’il était malgré
ses airs de sainte-nitouche, n’ayant en stock que les huit planches de
courbaril de vingt millimètres d’épaisseur et de deux mètres
trente-trois de long nécessaires à l’entreprise, et n’ayant en outre
jamais entendu parler de sa vie de cercueil de papier mâché, feindrait
de ne rien entendre et se mettrait tranquillement à ranger au ralenti
chignole, racloir, ciseau, papier émeri, rabot, toupie, scie égoïne
tandis que dans son cerveau commencerait l’esquisse d’un coffrage en
forme de cerf-volant. Dans le hall d’exposition, en réalité un seul
capharnaüm, inclinés contre le mur, se tenaient pour sûr déjà entre
planches de sept pieds, sciure et copeaux sept à dix cercueils vides et
sans couvercle à clouer ou à visser ou à agrafer qui ne verraient leurs
heureux commanditaires qu’à l’heure dite, le matin de la procession pour
un premier et dernier essayage, le jour dit sur le parvis.
L’idée
viendrait alors à Artémia de se faire faire le tour du propriétaire, se
faire montrer ce qu’il avait en magasin avant qu’elle ne se décide une
bonne fois pour toutes. Il lui montrerait donc, admettons, un six-pans
pour enfant en bois de rose en forme de noix d'acajou, verni au tampon :
- Celui-là c’est Agénor
Aristide qui a passé commande. Il a fait le voeu, le voeu a été exaucé.
Il va falloir maintenant payer sa dette, manifester sa gratitude aux
Intercesseurs.
Elle
ferait sa fine bouche. Il lui soumettrait peut-être alors un modèle
grand luxe, une Cadillac en laurier rose avec moulures en acajou et
capitonnage en soie naturelle mauve, un modèle sarcophage de toute
beauté, garanti cinq ans :
-
Tiens ! Tu vois celui-là, c’est pour Zéphyrin, le fils aîné de la mère
Antoinette. Tu sais bien, celui-là même qu’on appelait Dame-Jeanne
Ambulante. Regarde moi ça comme il brille. Faut dire que c’est du
mahogany, pas du vulgaire panneau de particules plaqué de feuilles de
mahogany, non. Si tu savais comme j’ai dû le cirer, ce coffre-fort, le
frotter à la brosse de chiendent, le lustrer à la peau de requin. Quinze
jours de travail, que ça a coûté !
Il
s’approcherait ensuite d’un pans-coupés ou cercueil italien sans
emblème, sans garniture, en forme de requin mais avec pieds de cuivre.
Puis ce serait le tour probablement d’un cintré en forme de canot avec
garniture de cretonne, repose-pieds et appui-tête.
Mais finalement, prenant son courage à deux mains, elle murmurerait d’une voix de chatte angora pour le tester :
- En forme de cosse d'haricot !
-
Et pourquoi pas en forme de dent de jaguar ? allait-il rétorquer, cet
espèce de dépravé. Il faudrait alors le remettre immédiatement à sa
place par quelque chose comme :
-
Ne me dis pas que tu ne sais pas tracer une cosse de haricot vert.
C’est aussi facile que de tracer une noix pour un cercueil pour enfant.
Pourvu alors qu’il ne renchérisse pas avec :
- Vert ou rouge, le haricot ?
Auquel cas elle lui répondrait du tac au tac :
-
Mais bleu indigo, voyons, mon cher ! Mais si tu n'en as envie, tu peux
aussi le couvrir à la feuille d'or. Je n'y vois aucun inconvénient.
Puis
Mademoiselle la Chevalière resterait de marbre. Orphélien lui
proposerait sans doute alors comme une échappatoire toute sa panoplie de
bois nobles et incorruptibles à prix d’ami : acajou, palissandre,
laurier rose, jacaranda, citrin, bois de campêche. Puis il tenterait une
diversion sur des bois importés comme l’orme, le chêne de Hongrie et le
noyer. Rien n’y ferait ... Elle le connaissait comme si elle l’avait
fait, le thanatologue à la gomme ! Ensuite il envisagerait même toutes
qualités de cercueils en bois massif avec air conditionné inclus dans la
facture hors taxe : mélèze, acajou, fraké, chêne, zingana, orme,
ébiara, gommier. Il lui ferait encore miroiter doctement les avantages
de bois comme le grenadier, le goyavier, ou le giroflier, et autre
corossolier, cousin de cachiman et de pomme cannelle, selon lui essences
mal dessinées pleines de noeuds pas du tout francs et difficiles à
cintrer mais dans le cas présent hautement recommandables. Mais alors,
de guerre lasse, elle lui signifierait qu’une fois abattu, écimé,
débarrassé de son houppier, ébranché et écorcé, tout arbre même blessé
et piqué d’insectes était arbre biodégradable, combustible et sublimable
aux yeux des saints intercesseurs et que, si même du bois de palétuvier
rouge, noir, blanc ou gris ou même orange de dix-huit millimètres et
sans garniture étanche, suffisait à l’affaire, il n'y avait aucune
raison pour que son cercueil de papier mâché fît partie du domaine de
l'impossible.
Car
primo, il ne s’agissait pas en l’occurrence de se faire ensevelir dans
un caveau sous cent vingt pelletées de terre rouge, non monsieur, il ne
s’agissait ni d’inhumation ni de crémation, Dieu l’en délivre, mais
d’une promenade sans corbillard à chevaux et sans désinfectant de poudre
de tan ou de charbon pulvérisé entre église et cimetière pour
s’acquitter d’un voeu sans chichis ni fioritures, et deuxio le transport
du corps, ce corps impéccablement dessiné qu'il voyait pétillant droit
devant ses yeux, serait inférieur à deux heures.
Alors,
voyant que mademoiselle ne voudrait pas de son cercueil de palétuvier
coupé au dernier quartier de lune, il devrait se résoudre à répondre à
ses desiderata, d’autant plus qu’elle menacerait déjà d’aller jusqu’au
fin fond du Ghana en quête de son cercueil figuratif de papier mâché.
-
Rest in Peace, ma fille. Tu l’auras ton cercueil en forme d'haricot !
finirait-il par soupirer tout en lui prenant les mesures à l’aide de son
double mètre, sans oublier de laisser suffisamment de jeu aux épaules.
Ce serait quarante-cinq centimètres de coffrage pour l’estomac, trente
pour les pieds et trente pour la tête. Et elle sortirait l’argent cash
bien roulé de son soutien-gorge et c’est là que les Athéniens
s’atteindraient, parole d’Artémia à qui personne ne résistait entre
mardi et mercredi ! Et d’ailleurs, si d’aventure il osait lui résister,
elle lui administrerait un de ces soufflets ! Et ensuite il viendrait,
juré, manger dans la paume de sa main. Alors de ces négatifs, à la
première occasion qui se présenterait, elle ne ferait que chiquetaille
de morue, parole de femelle femme ! Parole de femelle femme allumeuse,
incendiaire, phosphorescente à l’instar de sa mère et de sa grand-mére.
D’ailleurs,
à propos, cela faisait un bail qu’elle n’avait pensé à cette mère !
Pepita Sandragon, la reine des simples, fille d'Antonieta Wanda
Sandragon, dite Bise, qui était toujours, verte malgré ses quatre-vingt
six ans révolus, verte comme le gazon de lait et de miel où s’ébrouaient
les poulains en chaleur ! Pepita Sandragon, dite Fillotte, sa mère ! Sa
mère, experte en plantes médicinales, que l’on avait un jour retrouvée,
en pleine crise de larmes un mercredi des Cendres avec la mort du
commandeur Boniface sur la conscience ! Deux ans après avoir été
abandonnée par son premier mari, Philippe de Morfil, à la naissance de
leur fille Pilar, sa mère fit connaissance au Ballet des Fleurs avec
Anicet Guimbo. Il ne fallut pas deux mois et elle tomba enceinte. A la
naissance d'Artémia sa mère délégua par la force des choses à sa
demi-soeur Pilar de Morfil dès l’âge de la mamelle le soin de s’occuper
de sa progéniture.
Grâce à
son métier de docteur feuilles, de guérisseuse Pépita était en
perpétuel mouvement, là où il y avait chemin de croix, c'est là qu'elle
était ! En théorie pour vendre ses plantes, ses onguents, ses épices,
ses savons, mais en réalité pour pouvoir ainsi en toute liberté
effectuer ses incartades, suivre sa vie de garnison, son destin de
grande prêtresse du carnaval. Elle se fit coureuse de caleçons
invétérée, et n'accordait de jeûne à son derrière en feu que le mardi,
jour de la croix, où elle s'accordait entre deux amants au Ballet des
Fleurs toujours un petit mardi de permission. C'est alors que par un
étrange sacrilège elle s’incarnait en Artémia Guimbo, la faisant la plus
accomplie des allumeuses : c’était hommes sur hommes happés par son
filet, halés jusqu’à sa plage et qu’elle relâchait en plein désir dans
un trou noir d'une mer sans sel comme des poissons sans nageoires. Au
petit matin du mercredi à nouveau Pépita reprenait la main.
Quant
à son père, celui dont elle fut la dernière progéniture, Anicet Guimbo,
dit Théodore Maglouglou, qui l'avait reconnue tardivement à l'âge du
trépas, toujours bien mis et cravaté, on racontait qu’il avait suffi
d’une seul fois, d’un seul petit coup de vice, deux arrêts, une
correspondance et trois petits bécots chacun payant son écot par un
dimanche après-midi de gros soleil chaud en contrebas d’une ruche au
pied d’un fromager pour que Pepita Sandragon tombe enceinte à l'âge de
18 ans, en deux coups de cuiller à pot. Jamais il ne fut question de
mariage, quoique, on raconte qu’il n’était pas rare de voir en son temps
Pepita proférer la formule magique les nuits où la lune brillait de
toute sa hardiesse comme une étoile à l’Orient :
-Aspidam, crapaudam et bandilam ! Epouseram cette dame ou perdram ta gamme !
Coïncidence
ou non, mais toujours est-il que c’en fut fini de la belle vie de
maître fabricant de fauteuils à bascule d’Anicet qui traînait encore le
jour de sa mort les stigmates de la malédiction : une hernie de
corossols, car ainsi avait-il désormais baptisé ses testicules qui,
suivant la saison, prenaient des dimensions proprement inhumaines. Sacré
Théodore, lui qu'on jadis appelait le Magnifique, le Prolifique, le
Bois-Bandé, lui qui avait conçu Artémia à l'âge véńérable de 66 ans
alors que dame Pépita ne comptait que 18 printemps, cet homme à
concubines, ce pilier du Ballet des Fleurs, ce dévergondé qui ne devait
reconnaître Artémia comme son cinquante-deuxième rejeton qu'à l'article
de la mort, pour terminer l'année en beauté se plaignait-il, ce Casanova
tropical, avouait à tous n'avoir qu'un regret dans sa vie. Celui de
n'avoir pas pas pu égaler, voire dépasser, le vieux record de Salomon le
Magnifique avec ses 700 vierges consorts et ses 300 bougresses.
-
Ah si Dieu pouvait encore me donner la force qui sait, gémissait-il à
l'heure de l'Extrême Onction. Sacré Théodore il n’y avait pas de qualité
de bromure pour calmer ses démangeaisons quand le corossol était en
bourgeons ! Ah avec ces deux-là, toujours en mue, elle avait de qui
tenir, non ? Eh bien, pardi, elle allait assumer l’héritage et honni
soit qui mal y pense !