Heureusement que, prévoyante comme toujours, Mayotte, l’officiante en
chef, avait préparé pour “au cas où” une bassine de fer blanc à deux
anses remplie d’eau de délivrance qu’elle avait mise à chauffer au
soleil avec les différentes feuilles exigées pour préparer le bain
majuscule, bain de nettoyage et de démarrage, la maison et le corps tous
unis dans un même élan: deux feuilles et demi de basilic, trois
feuilles de corossol, quatre feuilles de semen contra et une feuille de
menthe, deux feuilles de citronnelle, une feuille de glycérine, du
sang-dragon, de la verveine blanche, du pied-de-poule, du trèfle, du
plus-fort-que-l'homme, du devant-de-nègre, de la dent d'ail et pour lier
le cocktail, comme de bien entendu, un petit verre de rhum pour
détendre, sans oublier bien sûr la petite feuille de fuschia
porte-bonheur...
Au coucher de soleil ce ne fut que lavage et
frictionnage, poudrage de riz et pomponnage, fardage bleu bien prononcé
et parfumage d’eau de fleur d’oranger comme pour une fête en matinée.
Après avoir longtemps hésité, presqu’une heure, entre le bleu roi et le
bleu marine, Mademoiselle la Chevalière s’était finalement rangée à
l’avis de sa soeur qui considérait que le bleu roi était une couleur
déplacée pour l’occasion, un peu trop originale, voire marginale : c’est
donc toute affriolante dans sa belle toilette, une jupe longue volantée
en madras et broderie anglaise, un haut en madras smocké agrémenté d'un
large col en dentelle avec poignets assortis et un diadème de fleurs de
corossol qu’elle allait faire pénitence. Le temps de rectifier le grain
de beauté fait avec un bout d’allumette et du charbon et délicatement
posé sous le sourcil droit lui-même rehaussé de crayon noir et de
mascara vert, d’ajuster sa gaine à baleines et sa jarretière composée de
faveurs blanches et bleues, de redresser son collier en os, de
s’entendre dire qu’une lune descendante d’or bleu lui arrosait la beauté
et Mademoiselle la Chevalière allait se mettre en branle flanquée comme
toujours de l’inébranlable chaperon, Roucou. Il n’était pas question de
rater le début de la grand-messe de six heures du soir.
Comme à
son habitude la Place des Quatorze-Saints n’était qu’effluves et
succulences grâce à son verger aux Quatorze Saints Intercesseurs plantés
par rangées de deux qui faisait face à la sainte enceinte.
Saint
Acace, c’était le jacquier. C’est là que se trouvait le quartier
général des volatiles de tout ramage et de tout plumage au grand
désespoir des chasseurs. Ramiers, ortolans, coqs et poules y faisaient
la roue comme pour mieux narguer la communauté. A un clou pendait son
attribut : une couronne d'épines.
Sainte Barbe, le cacaoyer aux
fruits d’or, était le point de ralliement des dévotes. A ses pieds on
pouvait distinguer une tour à trois fenêtres, un éclair, un livre, une
couronne, une palme de martyre et une épée, et un ciboire au-dessus
duquel s'élevait une hostie.
Quant à saint Blaise, le manguier,
mes amis, laissez-moi vous dire, c’étaient mangues greffées sur mangues
greffées, et elles berçaient les nuits et les jours de leurs odeurs,
surtout par grand jour de pluie. Monsieur portait cierges entrecroisés,
loup et peigne de cardeur.
Sainte Catherine d'Alexandrie, le
cocotier, l'écorché vif, portant l'Enfant Jésus, c’était une roue brisée
à pointe, un anneau, une épée, refuge d’une congrégation de crabes des
grands-fonds qui se laissaient cueillir le dimanche matin en même temps
que les grappes de coco vert.
Saint Cyriaque, portant habits de
diacre, l’acajou à pommes, était simplement paradisiaque, un Eden
condensé de miel et de lait, un bonsaï de paradis.
Saint
Christophe, le jambosier, portant l'Enfant Jésus sur son épaule, quand
il se mettait à fleurir ce n’était que chaleur sous les robes vite
tempérée par un jus de lait et de pomme de rose.
Saint Denis,
tamarinier solide, portant sa tête entre ses mains, était le repaire des
criquets et des caméléons qui se faisaient la course à longueur
d’année.
Avec saint Erasme, un pied de carambole, et ses
entrailles enroulées autour d'une quenouille, il n’était pas question de
faire de belles bûches pour les feux de la Saint-Jean car c’était
l’arbre à palabres.
Saint Eustache, le pied de corossol, était la
niche à fourmis nullement effrayées par le taureau, le crucifix, la
cerf, la corne et le four qui étaient ses attributs.
Saint Georges et son épée terrassant le dragon, le bananier, ne donnait que des bananes naines et sucrées.
Au
pied de saint Gilles, le pied de litchi, reposait une biche, au tour de
laquelle se retrouvaient les coeurs transis ou rancis.
Et quant
à sainte Marguerite d'Antioche, le bananier à quatre régimes au nombre
impressionnant de mains et de doigts, il se murmurait, à l'ombre du
dragon qu'elle tenait prisonnier dans ses chaînes, que dans une autre
incarnation il avait dû être papaye car ses fruits avaient une saveur
inconnue.
Saint Guy avait pris la forme d’un immense calebassier.
A ses pieds un coq picorait dans un chaudron entouré de langues
d’évêque tirant leurs épées de saint Georges vertes et blanches. Il
semblait seul capable de protéger tout le flanc droit de l’église.
C’était l’arbre à nombrils à même de terrasser tous les dragons.
A
l’écart de tout ce beau monde, en retrait, les mains jointes clouées,
comme faisant pénitence, se tordait saint Pantaléon, un pied de figuier
mâle tout cabossé qui de temps immémoriaux n’avait jamais prêté vie ne
serait-ce qu’à une figue tant il était infesté de parasites. On avait
tout tenté pour le faire disparaître du parvis de l'église, creusé
jusqu'à deux mètres sous terre pour y débusquer ses racines, sans
résultat, un architecte ayant conclu que l'on ne pouvait se débarrasser
de lui car ses racines probablement remontaient jusque sous le
maître-autel de l'église. Pendant longtemps on se borna à le couper au
ras du sol et à le recouvrir de chaux mais rien n'y fit. De guerre lasse
on laissa faire et maintenant on le laissait pavaner, puisque
semble-t-il c'était ce qu'il voulait faire. Se pavaner sur le parvis !
C’était l’Indicible, Pantaléon, le Maître Intercesseur en Personne à qui
était inféodé tout un cortège mâle et femelle de chiens, escargots,
tortues, boucs, pintades, canards, coqs et béliers de tout pedigree,
qui, murmurait-on sous cape, faisaient les délices du Maitre
Intercesseur en Personne....
Depuis 36 ans cet arbre n'avait donné ni
une feuille ni un bourgeon. Monsieur l'Abbé Prêcheur avait bien tenté
une fois, muni d'une lance, une épée, un grand couteau, une bêche, une
tenaille, une pointe de flèche et une herminette, dans le silence de la
nuit d'arracher de son parvis l'arbre pour lui inutile, envisageant de
le remplacer manu militari par un pied de fruit à pain mais il
avait vite dû battre en retraite car immédiatement, sans que l'on sût de
qui était parti le mot d'ordre, tout ce que Kalakata comptait de
femmes, pucelles, donzelles nubiles s'était retrouvé autour de l'arbre
prêt à défendre bec et ongles celui qu'elles considéraient comme frère
jumeau de saint Antoine des Divins Plaisirs comme s'il se fût agi du
père de leur premier nouveau-né. Elles étaient au nombre de treize à
l'époque et décidèrent qu'elles veilleraient à tour de rôle l'arbre pour
éviter de futures dégradations. Elle entreprirent aussi de le
bichonner, de le câliner lui remettant en offrande qui, un verre de
Champagne, qui une assiette de haricots agrémentés de sept crevettes
revenus tendrement dans l'huile de palme, qui un cigare accompagné d'une
rose rouge, qui une bougie bleu marine importée de l'Autre Bord. Ah on
ne reniclait pas à la dépense pour faire plaisir au saint qu'on ne
voulait plus appeler Pantaléon mais qu'on n'osait pas encore appeler
Antoine pour ne pas chagriner l'autre ! Aussi finit-on par le baptiser
l'Intercesseur en Personne. L'Intercesseur en Personne était friand en
outre d'igname, d'huile de palme et de miel d'abeilles. Ah, il ne disait
jamais non à son plat d'ignames lentement grillées au feu de bois
doublement parfumé d'huile de palme et de miel d'abeilles. Il ne
dénigrait que peu de choses: il ne fallait surtout pas lui mettre des
gombos sous le nez! A la limite des abats de boeuf, coupés en petits
morceaux et revenus dans l'huile de palme, c'était pour lui le plus fin
des ragoûts et il semblait s'amadouer presque immédiatement et consentir
à vous aider. Monsieur pouvait décider aussi de n'accepter que de la
farine de manioc accommodée de miel d'abeilles. Mais selon certains
hagiographes si vous commettiez l'impair de lui présenter un verre de
tafia ou même une eau de coco, l'eau de coco la plus douce de l'univers,
alors vous commettiez l'impardonnable et l'Intercesseur vous le ferait
savoir en refusant de goûter à ces boissons détestables, incompatibles
avec sa majesté, allant parfois jusqu'à vous le jeter à la figure. Son
excellence ne buvait que de la bière blanche...
Pour faciliter le
dépôt des offrandes les femmes de la Congrégation de l'Indicible
obtinrent des autorités ecclésiastiques après une lutte mémorable une
dérogation pour pouvoir installer une sorte d'autel semi-circulaire à 13
marches où les dévôts de saint Pantaléon, de saint Antoine viennent
demander l'intercession du saint dans la résolution de toutes sortes de
problèmes. La Treizaine à l'Indicible y prend tout naturellement sa
place chaque année, liturgiquement, entre le premier juin et le treize
juin.
Et voilà qu’en ce premier mardi de juin ordinaire, en cette
fin d’après-midi de juin déjà bien mouvementée, la pluie décide de
mettre son grain de sel et fait rimer jusqu’à perte de vue bords de
trottoirs avec dessins propitiatoires, éclaboussures avec mille
tessitures ! Qu’à cela ne tienne ! Il aurait fallu pas moins des
variations indéterminées de deux cent quatre-vingt-dix-sept milliards
neuf cent trente-cinq millions deux cent un mille trois cent sept
gouttes de pluie transparentes et translucides, martelées ad libitum à
la limite de la saturation par les gargouilles débouchant sur la Place
des Quatorze, pour que la marchande de feuillages consentît à rebrousser
chemin. Il était dit que ce mardi qui marquait le lancement de la
Treizaine à l'Indicible en Personne serait le point d’orgue d’un annus
miserabilis comme Artémia n’en avait connu depuis belle lurette. Ainsi
donc, en dépit des trilles chromatiques de cette pluie que d’aucuns
auraient qualifiée de persona non grata, de visiteuse indésirable à
reconduire immédiatement et sans égards à la frontière, et qui faisait
feu de tout bois pour percuter la nuit de son sel et lui faire perdre le
nord, Artémia Guimbo, dite Mademoiselle la Chevalière, rayonnait comme
un vitrail sans plomb par quelque chose dans les eaux de seize degrés
trois minutes de latitude et soixante et un degrés soixante-dix minutes
de longitude. Qui a dit que l’amour n’était pas une science exacte ? Ses
yeux, pourtant à peine noircis de khôl, jetaient sous ses paupières
fardées de violet et de vert douze mille éclats de sel gemme, de boutons
de rose, de poivre noir, d’indigo, de sucre candi, de limaille de fer,
de gingembre, de poivre blanc, de pistil de safran, de clous de girofle,
et j’en passe... Quant à ses cils, elle n’avait pas pu résister à la
tentation et c’est peints en bleu roi à l’ombre des verres teintés
qu’ils franchirent le porche de l’église pendant que Vonvon
consciencieusement menait la garde. Qui dans le voisinage, qui dans
l’assistance, messieurs et dames, aurait pu alors deviner que dans ses
veines de femme libre et patentée trottinant comme un cabri pour
rejoindre sa place bouillonnaient jet stream et eau de mer plus enragés
que des fourmis-bouledogues devant des bougies violettes ? Car
Mademoiselle La Chevalière, à l’instar de toutes les ouailles présentes à
la célébration, était tout ouïe, tout yeux : elle avait patiemment
ingurgité la proclamation en première lecture d’Exode 24, versets 3 à 8,
puis lapé goulée après goulée comme un punch au coco le psaume 115 en
réponse à la première lecture. Ô délices ! “Nous partageons la coupe du
salut En invoquant le nom du Seigneur. Voici le sang de l’Alliance
Eternelle Voici la Coupe du Salut.” En deuxième lecture elle eut droit
comme plat de résistance à Hébreux 9, versets 11 à 15. Suivi d’un Lauda
Sion savoureux. Le pain de l’homme était en route, alléluia. Ensuite il
avait fallu grignoter délicatement Marc 14, versets 12 à 26 en salade,
puis se farcir le dessert : un véritable sorbet artisanal, que l’homélie
concoctée par Monsieur l’Abbé, curé de la paroisse, le Père Gaétan,
exorciste et professeur de plain-chant grégorien selon lui, dont la
chasuble de pistache verte galonnée en or contrastait avec les frises en
zinc, les consoles à volutes en fer de l’ambon, l’autel et la cathèdre
rococo. Puis après le Credo et la prière universelle était venue l’heure
tant attendue du digestif. Pourquoi choisir entre la coupe et le calice
? Artémia aurait tant voulu communier sous les deux espèces, tremper la
sainte hostie dans le précieux sang ! Certes, au contact de l’hostie
sur le bout de sa langue, le rouge à lèvres avait frémi. Mais qui aurait
pu être alerté par cette imperceptible roucoulade ? Et même le Père
Gaétan, tout spécialiste qu’il se disait de la chose cachée, n’avait pu
percevoir le mouvement d’oeil rapide qui avait, l’espace d’un instant,
possédé Artémia en train de faire eucharistie. Après un chuchotement
rapide dans l’oreille gauche de Roucou (une commission urgente, une
histoire de sel, sans queue ni tête, de contre-charme soi-disant), suivi
d’une profonde génuflexion et de deux signes de croix qui ressemblaient
à des arabesques, la borgne pêcheresse avait jailli en doucine du
prie-Dieu de l’avant dernier banc de courbaril balafré de traînées
brunâtres qu’elle occupait peu après la communion, pour se retrouver
toute légère, toute pimpante, rassasiée, habitée sur le parvis de
l’église Saint-Antoine-des-Divins-Plaisirs dont les murs de tôles, la
charpente de fer et le plafond de palplanches métalliques luttaient
désespérément pour échapper à la rouille et aux impacts de cette pluie
stridente, luxuriante et lancinante qui glissait sans heurt jusqu’aux
confins baroques de l’hypnose. Machinalement, elle rectifia le fard de
ses lèvres qui du bleu roi passèrent en un tournemain au fuchsia, le
tout souligné par un enclos de crayon noir. Quelle bouche, mes aïeux,
quelle bouche ! Quelles lèvres ! Un oeil attentif y aurait décelé
jusqu’à trente-huit chemins de traverse menant à autant de geysers !
Mais il n’y avait ni archéologue, ni paléontologue, ni entomologiste, ni
vulcanologue dans les parages pour constater de visu les turbulences
impalpables du vide aux abois des lèvres de la biche ! Quant à elle, la
pluie, elle allait cahin caha, comme si de rien n’était, continuant à
pianoter ses petites phrases, ses esquisses torrentielles, ses messes en
latin selon le rite tridentin de Pie V qui étaient autant de petits
bijoux, de Deutéronomes 8, de Genèses 14, versets 18 à 20, de psaumes
109 et 147, de lettres de saint Paul Apôtre aux Corinthiens 11, versets
23 à 26, de séquences, cantiques et Evangiles de Jésus-Christ selon
saint Jean 6, versets 51 à 58 ou saint Luc 9, versets 11 à 17. Elle
n’était plus que manne jaillie de roche très dure et quoi qu’il
advienne, elle s’efforcerait de jouer au mieux son rôle de porte-parole
du raccommodeur de destinées. Il n’y avait donc de ce côté-là rien de
nature à contrecarrer un projet mûri de longue, longue date. Dans douze
jours, le même parvis rassemblerait pour la Procession des Cercueils
tout ce que l'archipel comptait de fidèles, de catéchumènes et de
mécréants. Ici et là des forains mettraient une dernière touche aux
préparatifs de la fête en l’honneur de leur Patron ! Dès la communion,
les membres des quatorzes fanfares et autres sociétés philarmoniques des
Reliques s’éclipseraient eux aussi les uns après les autres, tels
d’agiles pantins d’argile, sur la pointe des pieds, l’un se raclant la
gorge, l’autre pris d’une soudaine démangeaison, un troisième pris d’une
envie pressante, tous s’extirpant de leurs travées respectives la queue
aussi basse les uns que les autres, comme faisant pénitence, feignant
d'ignorer de l’autre côté de la place la chapelle "Chez Boniface", de
son vrai nom Arsène Tamarin. Ce dernier officiait sur trois fronts :
marin-pêcheur de cinq heures à midi, maître de dominos après de la
sieste, maître de confessionnal et accessoirement commandeur de
quadrille dès le coucher du soleil, où là il prolongeait son devoir
sacré jusqu’aux heures chaudes où le jour n’avait ni devant ni derrière.
Sous le prétexte de fourbir leurs instruments et s’accorder entre eux
sur les ultimes détails du charivari profane qui devait suivre la
procession des cercueils, les leveurs de coude se complairaient à
arroser l’hostie, écluser le paradis, s’irrigueraient tant et tant les
papilles que, pour plus d’un, il n’y aurait plus fil ni aiguille assez
solide pour ravauder la mémoire. “Pas même un singe vénérable, tombé
pour la première fois, contrit, confessé et communié ne peut emboucher
un trombone avec la gorge sèche”, dirait un fanfaron. Ce sur quoi, la
serveuse du sanctuaire, Flore de Sainte Rita, bonne chrétienne, ah ça
oui, qui n’aurait jamais badiné avec le diable, surtout dans son habit
de sacristine de tous les jours, une petite jupe en jean, bien mini,
bien évasée, bien belle, très mignonne avec sa ceinture à boucle rouge
pompéien, emboîterait pour s’exclamer : “Qu’est-ce que je lui sers ? Un
petit café ? Une petite eau minérale ?” tout en se rafraîchissant à
l’aide de son éventail importé d'Andalousie au-dessous d’une plaque mise
en exergue au dessus du zinc en forme de patène qui déclarait qu’en ce
lieu de culte l’eau était réservée pour cuire les bananes vertes.
Question purement pour la forme car sans même attendre de réponse elle
s’empresserait de remplir les calices de la connivence de trois doigts
secs d’un tafia apostolique, orthodoxe et agricole à cinquante-neuf
degrés (pas du brouillis à cinquante et un degrés au goût infâme de
fruit tout juste bon pour les malades et autres invalides incapables de
se recueillir et de remettre la cérémonie). Les amateurs recracheraient,
non sans les avoir au préalable mirés, humés, dédiés à quelque divinité
échouée d’un ailleurs d’antan, leurs quelques degrés de feu bien
charpenté et long en bouche, en mâles jets de semence d’or. Les plus
discrètes des parts des anges atterriraient à même la dalle de ciment au
pied même du comptoir devenu Sainte Table, d’autres plus sauvages
dépasseraient de loin Blaise, le manguier consacré qui donnait son ombre
à la terrasse réservée aux jeux de dominos et de cartes, pour porter et
reporter sur les fonts-baptismaux les pavés de la place subitement
transformée en Eden et cour des miracles. La tenancière elle même,
Madame Boniface, dénommée Musette par l’état-civil mais que tout le
monde appelait par derrière l’Alambic dans le civil (sauf bien entendu
son mari, ce qui n’avait pas empêché ce dernier d’interdire son épouse
de boisson), telle une grande bouteillère du saulte-bouchon,
dépucellerait chopine après chopine, se faisant servir par Flore, qui
devait contourner ainsi par la force des choses les ordres formels
qu’elle avait reçus (car comment une serveuse peut elle refuser à sa
patronne, même ivrogne, sa rasade quotidienne de rosée des montagnes, le
fruit de son labeur) ? D’ailleurs pas plus tard que la veille, Musette
était apparue entre deux eaux tanguant plus que de coutume, ce qui
n’était pas peu dire, vu la façon dont elle boitait déjà en temps
normal, alors jugez donc en cette énième semaine du temps ordinaire si
propice aux arrosages et aux épanchements. Mais ce mardi matin-là, cela
avait été l’apothéose : il n’était guère plus de six heures du matin,
imaginez, les pêcheurs avaient pris sur le coup de cinq heures leur
brandy matinal et sacré, et voilà que l’Imbibée, l’Alambic et l’Ivrogne
réunis dans un seul et même vase comme le Père, le Fils et le
Saint-Esprit, se ramène de derrière la boutique bien décidée à faire le
pied de grue devant l’ostensoir jusqu’à ce que satisfaction lui soit
donnée et qu’elle puisse communier à la coupe. Fortuné, le frère de
Boniface, était parti en mer avec celui-ci. Italia, une grande perche de
vingt-deux ans, la fille unique du couple, était bien au chaud aux
petits soins dans le confort douillet de son petit chez-elle bien à elle
blottie contre son mari Elie. Quant à Mathilde, la mère de Boniface et
de Fortuné, entre deux clients et vingt vains persiflages, à l’abri des
sacs de farine, des caisses de cochon salé, du hareng saur, des queues
de cochon en baril, des chopines pleines de haricots rouges ou de
lentilles, elle coupait le stock de bouteilles de Martini avec un
liquide mystérieux élaboré à partir de feuilles made in Reliques. Après
deux secs, quel pêcheur verrait la différence entre Martini Bianco,
Martini Rosso, et Martini Pardo ? Musette avait déjà à la main son
citron car derrière la boutique il y avait un citronnier. Ça tombait
bien pour le punch, il n’y avait même pas besoin de se donner la peine
de cueillir. Il suffisait de ramasser. Alors figurez-vous que Madame
Brandy-Bologne, au lieu de prendre une gentille petite limonade à l’anis
fraîche et ordinaire pour faire tomber la température, au lieu
d’asseoir son vieux corps sur un vieux tabouret bien tranquille sur la
terrasse à la fraîche en-dessous du manguier, réclame à la barmaid d’une
voix geignarde mais sûre de ses droits : “Flore, ma Fleur, s’il te
plaît Doudou, verse à Madame Boniface le fond de la bouteille calcinée
qui est là-haut sur l’étagère à côté de la bouteille de Bartissol. Tu ne
vois pas que ça va s’éventer si tu laisses l’absinthe débouchée comme
ça, alors ?” Mais Flore n’entendait pas désarmer. Ayant reçu des
consignes strictes et précises, elle ne vacillait pas. Même si elle
savait d’expérience que ce n’était pas ces deux trois gouttes d’eau de
gratin qui allaient changer grand-chose à l’affaire et éteindre
l’immense brasier dans lequel se débattait à longueur de journée le
gosier de Musette, elle avait osé prendre son courage à deux mains pour
lui refuser son viatique, un petit verre bien habillé de muse verte aux
senteurs d’armoise, de cannelle, de fenouil, d’anis, d’hysope et
d’angélique. A la place pour la retaper, ce serait une eau de café noir
sans sucre. “Tu es une mère pour moi !” bougonna l’Alcoolique. Flore
était prête à prendre le pari qu’elle s’écroulerait derrière le bar
avant huit heures du matin, record absolu toutes catégories confondues,
plumes, coqs, welters, ou lourds. Il n’y avait guère que pour le
Vendredi-Saint et le Jour des Défunts qu’elle cessait d’être
l’Alcoolique, l’Alambic pour devenir Shéhérazade. Ces jours-là, c’était
Mi-carême, elle disait halte là aux bons coups de boisson demandant
qu’on lui serve tantôt trois doigts de vermouth au quinquina tantôt un
royal verre de soda à l’orgeat pour ne pas offenser la mémoire de
Victorien, son défunt de premier mari à longs favoris et énorme
moustache, grand échanson actuellement en lieu de vérité sur le portrait
retouché qui le montrait accompagné de porte-flûtes tous unis dans le
même biberonnage sous la vitre poussiéreuse retenue par miracle par son
cadre de bois vermoulu. Mais il aurait mieux valu qu’elle boive car ces
jours-là elle n’était que paroles, une vraie Shéhérazade de méchanceté
et jalousie qui la traitait de tous les noms d’animaux et de végétaux.
Si Flore ne s’était pas retenue, elle aurait elle-même injurié toute la
Sainte Famille et Dieu seul sait combien de coups de broc sa patronne
aurait ramassé dans la tête, des coups de broc aussi solides que celui
qu’elle avait asséné à ce cochon d’Elie, qui avait failli la faire
tomber à la renverse un jour qu’elle nettoyait les tables et qu’il lui
avait pichonné les fesses. Mais fermons la parenthèse car le temps
presse et ce ne sont pas ces paroles couillonnes et inutiles qui vont
nous faire avancer sous la pluie battante ! Occupés qu’ils seraient donc
à parfaire leur harmonie spirituelle, les adeptes de la palabre, dans
l’attente fébrile du tintamarre des cloches qui allait signaler à
l’apogée du crépuscule la fin de la messe, tarderaient à se ranger en
file indienne par quatre à l’abri de la lumière rare devant le
confessionnal bondé de sainte Marguerite, la Bienheureuse. Dans douze
jours, douze tout petits jours, la fête votive pourrait avoir lieu.
Espérons seulement qu’il ferait beau pour la procession, l’enterrement
et tout le bataclan ! Aux alentours, d’autres chapelles votives
édifieraient leurs curieuses gargouilles sur roues qui proposeraient
avant et après le ite missa est leurs breuvages , chaque camelot y
allant de son prône. La noble assemblée de dévots et dévotes pourrait
ainsi s’essayer à déguster en toute sainteté tout un chemin de croix de
décoctions toutes plus époustouflantes, plus mirobolantes, les unes que
les autres, d’une cuvée millésimée, spécialement réservée pour le
passage des cercueils. Là, un bouilleur de cru vanterait au chaland une
rincette vénielle de l’exquis tourbillon-corbillard de l’amour. Ici, un
maître de chai, dévot de longue date de Flore de Sainte Rita,
commercialiserait son pousse-rincette du mortel postillon du plaisir,
plus connu sous l’appellation de Spécial Flore Fleur de Jaque, procurant
éternelle renaissance. Ailleurs ce serait une petite resucée d’une
envoûtante laitance élaborée dans le plus grand respect des méthodes
ancestrales, le K, le K, l’indétrônable, le tremblement de terre dont on
osait à peine proférer le nom. C’était un remède définitif, un coup de
pied au cul capital capable selon la rumeur de ressusciter un mort de
trois cent soixante-dix-sept heures. Quant à Boniface, son liquide
frelaté se vendrait comme de bien entendu comme de l’eau de Lourdes ou
de la Fontaine au Singe. Mais qui n’a pas son petit côté voleur ?
Mademoiselle la Chevalière, vous l’imaginez bien, bien à l'abri de son
dernier modèle de parapluie bleu hydrome à pommeau gravé, passa droit
comme un piquet devant les boit-sans-soif, comme un automate articulé
par des fils invisibles allant de station en station. Elle semblait se
diriger vers le marché. C’est là que se tiendrait, au retour de la
procession des cercueils, le Grand Bal des Roses Fanées, le bal de
quadrille au commandeur majuscule où elle allait signer son savoir-faire
ronde après ronde, faire virevolter ses semelles de cuir sur le parquet
enduit de paillette d'acide borique. Elle n’eut cure des vieux habits
mal taillés de la nuit de brai qui la promenait entre bougies bleu
marine de treizaine et lampes à pétrole, des pousse-pousse à nacelles
qui la faisaient hurler de frayeur année après année aux chevaux de bois
au hennissement béat, des mâts de cocagne où se balançaient déjà dans
son esprit des volailles dodues aux stands de carabines à air comprimé,
près de l’escabeau de bois menant à l’estrade déserte qui devrait à son
heure abriter concours de chant, concours de danse et de beauté. Elle ne
put néanmoins s’empêcher de ressentir un pincement de coeur à
l’approche de la borne-fontaine de fonte placée sous la protection d’une
statue du Singe Vénérable autour de laquelle commençaient déjà à
s’ériger des baraques foraines de sucreries et confiseries. C’est là,
dans cette portion de marché, qu’était son point de ralliement,
l’endroit à partir duquel elle rayonnait autrefois, tant que durait le
Bal, à vendre ses feuillages. C'est lá treize ans auparavant que son
histoire avait chaviré ! Et mal chaviré, tout bonnement ! Elle avait
été, ce jour-là comme toujours, fidèle au poste, “royale au Bal”,
disait-elle. “Royale au Bar”, disaient les mauvaises langues. Tout cela
parce qu’elle avait dû remplacer au pied levé Flore de Sainte Rita
pendant deux misérables petites heures qui avaient duré une éternité,
tout cela pour une malheureuse histoire de chapelet en os. En effet la
manie de Flore était de collectionner les chapelets, comme d’autres
collectionnent des boucles d’oreille. A cette époque-là, au dernier
recensement, elle possédait cent quarante-sept exemplaires de ces
breloques de toute nature, dont une bonne moitié de pacotille. Mais,
noblesse oblige, seul avait accès à la promenade en public un chapelet
fétiche, en os 18 carats, spécialement importé d’Inde celui-là, dont les
soixante grains glissaient comme une rivière au creux de ses doigts,
pendant que, par souci d’harmonie sans doute, une chaîne en or trônait à
son cou. Et chacun de ces chapelets, qu’il soit de buis, d’ivoire, de
bois violet ou de bois serpent, de grenat, d’os ou de plastique avait
son curriculum vitae, excusez du peu ! Bien que Flore fût intarissable
sur la provenance des autres chapelets, qu’elle avait baptisés “mes
intercesseurs”, on n’aurait pu lui tirer un mot vaillant quant aux
tenants et aux aboutissants de ce chapelet fétiche en os. On savait
seulement qu’il avait été fabriqué sur mesure selon ses strictes
spécifications. Une nébuleuse de secret entourait le dit objet. Encore
une de ces fameuses promesses, vous comprenez ! Mais, quoi qu’elle eût
fait pour étouffer l’affaire, il se murmurait qu’elle portait ce
chapelet en dévotion à l’Indicible, l'Intercesseur en Personne. Et voilà
que Mademoiselle la Chevalière s’était mise en tête de scintiller,
allez savoir pourquoi, avec justement l’Indicible en os ! A sa grande
surprise, le marché fut vite négocié. Charité chrétienne n’étant pas un
vain mot, une heure à remplacer la sacristine de chez Boniface et elle
l’aurait, le dit chapelet, le temps pour Flore de Sainte Rita de régler
quelques comptes avec un admirateur secret qui lui avait offert un
perroquet couleur cobalt ! Toujours est-il que Mademoiselle la
Chevalière, arborant son collier en os astiqué comme un bouclier de
bronze autour du cou, s’était divisée en onze pour pouvoir être partout à
la fois, honorant de sa présence de femme-buffle la fraîcheur de la
terrasse à l’ombre du manguier, la cuisine où son fruit à pain bleu
chantait l’amour à une orphie en court-bouillon, le comptoir, le
parquet, chaque arbre de la Place des Quatorze où des boeufs entiers
arrosés d’eau bénite grésillaient en permanence par-dessus des feux de
bois, embrassant du regard les trois orchestres qui embrasaient la nuit
jusqu’à l’aube. Et pourtant, malgré le talisman en os qui lui faisait
gonfler la poitrine, malgré saint Pantaléon ou saint Antoine qui avait
intercédé auprès du Fils, malgré le Fils qui avait intercédé auprès du
Père et des Quatorze-Saints, aucun maître sucrier fait tornade aux yeux
doux ne l’avait emportée, ramassée comme une fleur avant midi à l'heure
de l'Eucharistie, avant la montée de sève totale. La bufflesse avait eu
beau se faire rivière, se laisser dériver charriée par l’alcool comme un
bouchon, en total déséquilibre avec deux boucles d’oreille à l’oreille
droite, une seule à l’oreille gauche, déployer ses ailes comme un
cerf-volant de la race des plus fins limiers. Ce fut le fiasco. Car par
on ne sait quel mauvais hasard, pour seul baiser-tornade elle reçut en
plein oeil l’explosion d’un bouchon. Et même pas un bouchon de
Champagne, un vieux bouchon de mousseux malencontreusement mis en orbite
sur l’axe de son oeil gauche cacao ! La sève s’était transformée en
sirop, pas une seule autre tornade ne daignant alors s’accrocher à son
ancre. Elle pâtissait maintenant de sa réputation d’allumeuse qui ne
savait qu’incendier les mèches et jamais les éteindre. C’est alors que,
triste comme le Christ sur le Calvaire, elle prononça ce voeu terrible
qu’elle ne piétinerait jamais... ce voeu auquel elle resterait jusqu’à
l’heure du trépas redevable... ce voeu qui la maintenait pieds, poings,
ventre et fesses liés... ce voeu qu’elle ne fit partager à personne mais
qui portait la promesse à l'Indicible qu’en cas d’exaucement elle se
ferait porter en procession dans un cercueil décoratif (à la châsse de
cuivre doré surmontée sur les pinacles, au crétage de cabochons de
verre, et aux pans de toitures ornés de fleurs de bananier stylisées) au
dernier jour de la Treizaine à l'Indicible en Personne du parvis de
l’église au cimetière. Il suffisait pour cela qu’elle retrouve le plein
usage de cet oeil, il fallait que la grâce lui soit accordée de pouvoir
distinguer entre pierreries, cornalines, cristal de roche, malachites et
améthystes ! Et pour sceller le pacte avec l'Indicible elle suça comme
un premier biberon de lait avant l’Apocalipse un litre de K de fine
réserve qui trônait chez Boniface à côté d’une image de Saint Raphael
terrassant le dragon infernal. Et voilà que maintenant, aux portes de la
Treizaine, il s’agissait de récupérer non pas un seul oeil borgne, mais
un oeil borgne et l’autre étrangement ébloui ! En attendant, presque
treize ans après, treize ans déjà, oui, après cette beuverie sismique et
monumentale, à raison de quinze Pater Noster, quinze Ave Maria
quotidiens et cinq mille quatre cent quatre-vingt oraisons à saluer
chacune des dix vertus: pureté, prudence, humilité, foi, louange,
obéissance, pauvreté, patience, charité, compassion alors que l’assemblée
piaffait d’impatience devant les interminables circonvolutions autour
de la croix du maître autel du prêtre qui s’affairait en oraisons pour
dons et grâces obtenus, Mademoiselle K avançait machinalement entre bals
et cotillons invisibles en direction du Studio De Tito, qui abritait à
vrai dire l'atelier de Pompes Funèbres d’Orphélien, comme dans un
mauvais rêve, faisant fi de l’ombre dans laquelle elle plongeait, se
foutant magistralement du qu’en-dira-t-on, comme un vent follet tiré à
hue et à dia au milieu d’un gué traversant le temps aboli. Que
cherchait-elle précisément ? Le sel ou le café ? Ou encore l’alcool ?
Voire d’autres déboires amoureux ? Pas même Roucou, son racoon rouge,
ses deux yeux qui marchaient, n’avait été mis dans la confidence !