Orphélien-Félix Lambi-Lambi de Tito-Dandy ! Ah ! Pour s’accoster à un
tel énergumène, il fallait en avoir du courage, ça, oui ! Et pas en
dose infinitésimale, non ! Il fallait du courage tout bonnement !
L’homme était dérangé, il n’y avait aucun doute possible là-dessus.
Voilà ce qui confirma les soupçons qui de toutes façons pesaient déjà
lourd de tout leur poids sur le vieux débris : il y avait derrière la
bâtisse une porte dérobée contre la serrure de laquelle Artémia n’eut
aucun mal à plaquer ses yeux. Un petit coup d’oeil de rien du tout, ni
vu ni connu et voilà le tour était joué. Sans un grincement, la
chevillette chut et la porte se déverrouilla et vous savez quoi ? le
dépravé était là tout tout nu dans son costume d’Eden vêtu à peine par
un tablier de cuir, assis sur une chaise en train de manigancer quelque
chose avec du papier. Vu l’heure avancée, ce ne devait pas être trop
catholique vu que pas même une lampe à la Vierge ne brûlait
tranquillement son petit bonhomme de mèche dans l’eau et l’huile
mélangées pour exorciser les cauchemars. En jetant un regard en
quinconces elle ne put s’empêcher de voir son Goldsmith, raide comme un
fer de lance, entre bouterolles et résingles, en pleine méditation,
envolé semble-t-il jusqu'aux confins de tout l’Anostrakhan. Mais cela ne
semblait lui faire ni chaud ni froid, tout occupé qu’il était à sa
lecture. Il lisait à voix basse mais suffisamment pour que les oreilles
de raccoon d’Artémia puissent l’enregistrer. Elle écouta ainsi
l’apparition, la créature presque irréelle, murmurer sa première
encyclique :
"Tapi dans la mangrove, bondissant...
Le ciel aux trois-quarts nu
De giraumon, d’urine et de sang...
Assis sur le trottoir, le ciel tousse
Ivre de parfums errants,
De brocarts et de confettis à ses trousses.
Assis à marée basse, électrique...
Insensible aux chevaux des dieux
Qui tournoient
Au-dessus des tambours
Qui chavirent Insensibles
Aux orgues charnelles
Des moites guérisseuses...
Le ciel caracole,
Glisse, contorsionniste,
Voyageur immobile
Démêlant le cours des amours urgentes
Entre les atolls obscurs
De cacahuètes et de bonbons,
D’anges et de démons...
Cabriole, tiède et poisseux,
Cisaille à contre-jour
L’orpailleur en transe
Aboyant dans le sérail de mes âmes
Sevrées, esseulées...
L’aube culbute
Dans les lambeaux du gouffre
Dans les serpentins du soleil
D’où sourdent, dégénérées,
Les jambes et les larmes
Qui fraient encore, exotiques
Sur les pilotis
Du carnaval nocturne
D’où va saillir le jour."
Ah,
non ! Mais que pouvait bien signifier cette histoire de jambes sourdes
et dégénérées ! Elle tendit l’oreille, elle avait tout son temps, elle
resterait là comme l et a font la, jusqu’à ce qu’il se démasque,
l’Incunable. Il osa continuer pendant que la pluie redoublait son
désordre de plus belle :
" Il pleut sur le kiosque des songes
Des encres mornes
Comme des brindilles
Enfantées de l’oeuf tiède
Où s’aimante
Délicieusement noire
La mygale
Fleuve des nuages
Qui emballe
De son ouate ludique
Le rayon nain
Dérobé
Au serpent arc-en-ciel
Enfin rassasié".
Ce
qui ne devait pas être rassasié, c’était son morceau de fer, vu la
façon dont il pointait, malgré le tablier de cuir, vers les étoiles à
l’Orient en plein Pandémonium. Mais l’enlumineur illuminé continuait son
flirt jusqu’à l’épure, imperturbable :
" Tellurique, dame Terre esquive les amarres
Effervescentes. Le ciel, hameçon entre les îles,
Rayonne, entonne l’odyssée perpétuelle,
Pion libre dans l’espace
Sempiternellement baigné par les baumes
Incendiaires du soleil obèse, son jumeau
Complice des moissons violées, oecuménique,
Humble, jadis et toujours, Terre :
Oasis, océan, oxygène, oeil
Revêtu d’or, jardin où les ombres basses
Exultent, balbutiant des airs amnésiques..."
C’était
comme s’il lisait du braille sauf que ses doigts au lieu d’aller de
gauche à droite parcouraient compulsivement le document de haut en bas.
Etait-ce un document photographique ? Elle purgea encore plus son oeil
pour enfin s’apercevoir que sur le papier photographique Kodak qu’il
avait en main, il n’y avait que blancheur saline d’immaculée conception.
Voilà qui commençait à plus qu’intriguer d’autant plus que le bougre ne
débandait pas, ce qui somme toute était un fort joli spectacle après
les émotions avortées de la nuit. Mais il fallait qu’elle en eût le
coeur net, aussi plongea-t-elle à défaut d’yeux ses oreilles dans
l'homélie-fleuve du forcené.
"Rebelle lascive
Telle la lune blette
Suçant les corps subtils
Des mangues sauvages
Enroulées dans la pluie d’obsidienne...
Courtisane de toutes les brousses
Avaleuse de poisson vivant
Pour mieux apprendre à nager
Dans les moues du fleuve douillet...
Les lacets se cabrent, dans un baiser de peaux, de tôles et de croix
Les laves du dernier décan affleurent,
Saupoudrent l’écloserie de marbre humide
Et la pellicule humide de feu cru
Enfouit les dieux écartelés
Aux moues du fleuve endiablé..."
Il
avait dit “pellicule”. A présent qu’elle allait pouvoir le ferrer !
Mais pourquoi ne pas jouir encore un peu du délire en attendant que
l’animal se révèle.
"Soudain pagayer dans le vent et découdre l’odeur légère de la forêt
Chasser les désirs cueillis dans la poudre des oiseaux rares
Et repriser dans les entrailles des pétales juteux...
Puis amarrer à la lumière verticale des matins
Un éclair avec le mot “boum”. "
L’espace
d’un moment elle vit nettement une lumière verticale des matins se
saisir de son poinçon de maître. Elle chercha en vain l'aigle bicéphale
sous une fleur de lys couronnée entre deux grains. Elle chercha en vain
le secours de la flamme réglable d’une lampe à pétrole à mèche et
manchon de verre. En vain. Elle eut beau se purger les yeux, déployer
ses antennes, chercher la source. Rien. Il ne parlait pas à une lumière,
non, il parlait à la Lumière. Ainsi c’était donc ça, c’était à elle
qu’il parlait, à la lumière ! Il faisait l’amour à la lumière ! Mais où
allons-nous, Seigneur Dieu ? Prends pitié de la race humaine ! Mais
faisait-il partie de la race humaine, ce Belzébuth qui se faisait
butiner par la lumière ? Maintenant le vieux bougre ne parlait plus
comme le récitant d’un mélodrame. Les mots mi-clos s’échappaient de ses
yeux . (Maintenant la voilà qui se mettait à parler comme lui : les mots
mi-clos s’échappaient de ses yeux. Non ce n’est pas tout à fait ça,
excusez le bégaiement). Toujours est-il qu’il continuait à scander ferme
dans le plus simple appareil, la bête au garde-à-vous tel un derrick
débordant de crude oil :
"Nomades, où sont les nuits ?
Grince l’arc débandé du soleil
Embrassé à la portée de cristal
Des nuages en menstrues...
- Peut-être que la nuit décante
Blottie dans le nid du large
Faite une enfant, se vautre
Sous les flottilles de jasmin
Dévastant les marées,
Traquant le ressac du temps...
- Peut-être que la nuit accouche
Bien après les chaleurs
Faite une gueuse, brise
De son coeur de soprano
Les rames de glace de la lune qui s’épand
Dans un banc d’aquarelles...
- Ou peut-être, la nuit, peut-être
La nuit, lisse et lasse,
Allaite les étoiles prises
Aux moustiquaires de cendre
Où le ciel foudroyé
Bat en retraite la chamade.
- Peut-être qu’elle arraisonne
Les frêles écailles de l’orgasme total
Pour que nul ne sache
Qu’elle est née sans nombril,
Pour que nul ne sache
Qu’elle est grosse d’un jour
Au goût de sel..."
Et il attaqua le septième psaume : "
Abysses en vue ! vocifère l’huile en larmes
Faisant voler dans l’onguent vagabond
Les feux follets sortis de leur miroir,
Condors de phosphore, cyclones désemparés
Où se bousculent, palefrenières distraites,
Les couleurs qui rient en allant au supplice...
En chapelets, la lumière débouche, foule, broute,
S’autodévore sous la caresse des truelles,
Moud les étincelles, les taches, les brèches
En route vers le seuil du sacrifice,
Et dans l’embellie de l’oeil
Eclôt le prétendant buriné
Dans l’apothéose du matin soigneusement peint..."
Ah
comme il parlait bien à la lumière et comme elle le lui rendait bien, à
en croire ses gémissements ! Et le sans-gène continuait ses
roucoulements photographiques avec le psaume huit :
"Noyée dans la saumure en flammes
Du soir délicieusement grand ouvert, l’indicible lueur
Cloîtrée dans son écrin liquide
Jalonné de boues, moustiques et palétuviers,
Harponne la braise moribonde de charbon rose
Innombrable qui serpente dans le cirque de sable
A force de nager, à force de nager
Eternellement à joncher les grèves de l’arc-en-ciel. "
“Braise
moribonde de charbon rose”. A cet énoncé, elle manqua s’étouffer de
rire. Ce qui l’en empêcha fut l’apparition au bout de la verge de
monsieur d’une goutte de rosée d’un bleu d’outre-mer plus précieux que
dix mille lapis-lazuli écrasés. Le feu commençait à prendre dans la
maison, voilà qui n’était pas pour la déplaire après tant d’années
d’incubation. Mais, voilà , imperturbable, il continuait ses
élucubrations photographiques :
"Dans la baie, un sein vert flambe
Campant dans un bain de coton...
L’écho, hypnotique, tourne, tourne, prolifique...
Ô îles, les îles
Notes en menottes, ailes balafrées,
Miels de sel, fiels de ciel...
Ô îles, les îles
Filaments de mangue, eaux assoiffées
Larmes chaudes de tambours incoagulables...
Ô îles, les îles
D’où venez-vous, miettes de sang ?
Comment vous êtes-vous posés, papillons,
Au milieu de la grande termitière d’or bleu ?"
Plus
d’une habitante de l'Ile aux Zoulous aurait dès la première strophe
tourné les talons et déguerpi à toute vitesse loin de ce micmac, mais de
façon incompréhensible, Artémia était comme un oiseau-mouche gligli
beija-flor pris dans la glu de la lecture de l’épreuve positive sur
papier de ce carnassier, incapable d’articuler pièce. L’autre par contre
était intarissable sur ce qu’elle supposait être la photo encyclique
numéro dix :
"Kaki, dans le jour rectiligne,
Le soleil, bibelot tiède et omniprésent,
Affalé dans les sortilèges
De la pluie ensorceleuse...
Incrustée dans son terrier maternel,
Luciole équilibriste,
A demi ivre souffre l’espérance,
Soufflant des goélettes de papier...
Les lunes se rétractent lestes et faibles,
La visibilité est bonne
De chenaux en détroits, vont, naufragées,
En débandade, les voluptés,
Roues flamboyantes
Dilacérant les haillons allumés
Des orbites sismiques..."
Ah
s’il croyait la saouler avec ses rimes sans pied ni tête qui puaient
l’ail et l’alcool à cent pas, il se trompait et lourdement. D’ailleurs
elle commençait à comprendre le fin du fin de ce petit manège enchanté.
Alors si ce qu’il avait en tête était ce qu’elle pensait, il pouvait
d’ores et déjà déchanter et retirer ses chevaux de la pluie. “Monsieur,
j’ai mari à mon pied et mari fidèle, puisque divinité.” Et puis quoi
alors, il se figurait qu’une jeune dame de bonne famille, dans toute sa
virginité préservée envers et contre tous depuis le quatrième stade
larvaire, irait gâcher toute une vie de sacrifices pour “des roues
flamboyantes dilacérant des orbites sismiques” ! Qu’il fasse un seul
geste elle lui donnerait du “Monsieur, si vous ne vous respectez pas, au
moins respectez-moi ou j’appelle au secours”. Mais l’Ancêtre s’en
foutait pas mal et reprenait de plus belle sa liturgie tandis que la
lumière continuait son strip-tease éhonté. Mais pourquoi ne
parvenait-elle pas à prendre la poudre d’escampette ? C’est vrai il y
avait des photos peut-être compromettantes, certes, mais de là à
supporter cette engeance...ce palimpseste interminable...
"Zéro heure, la chauve cascade
Où le délire se découd
Dans les courbes de l’ennui...
Zéro heure, l’édentée
Déchirant les échos
Des obsèques de minuit...
Zéro heure, poupée
Aptère, assoupie
A l’ombre des rêves...
Cartomancienne hérétique
Châtrant les éruptions chagrines,
Châtrant, multipliant les yeux
Vers les plages pourpres...
Zéro heure, nymphe sourde
Défunte à la canne bossue,
Hissant le grand pavois
De la couleur polyphonique,
L’accord,
La peau du poète,
Eclipse magique
De tous les déluges..."
Elle
fit mine de lever timidement le doigt comme pour poser une question à
l’Inintelligible mais déjà ce dernier enchaînait son soliloque sur la
photo-psaume numéro douze :
"Songes dans l’extrême sud
Monochromatique
Ancres tapissées,
Couples éteints, inflorescences...
Chevaux cardiaques
Occultés dans un nid lunaire...
Passager de la nef du fou
Fouetté par le roi si bémol
Qui monte à l’échafaud...
Battements rupestres,
Sentiers crevant les lieues
Au rythme des ailes de nuages...
La pluie soudain s’est tue
La liesse s’est tue soudain
Dilapidée dans ce jour rongé..."
Les
choses commençaient à se préciser. Elle aurait voulu lui offrir quelque
chose à boire pour lui délier la langue mais que pouvait-on encore
délier d’une langue qui ne faisait plus lien avec rien ! Elle avait beau
tenter alpha et oméga c’est toujours nada qui revenait. Mais il ne faut
jamais désespérer même quand le grand cul-de-sac marin du bout du monde
n’est pas loin. Un instant le Doyen se mit à consulter les photos qu’il
avait décrites (un sourire satisfait se lisait sur ses paupières) mais
cela s’éternisa tant qu’elle s’apprêtait à le relancer avec un “La cour
dort ?” bien balancé quand il reprit sa récitation. Ou était-ce sa
respiration ?
"Eteint dans la lumière, le portraitiste
Brûle l’absence mate,
La suie insolite...
La haute mer se dilue...
L’arche hiberne aussi loin que porte la vie
Dans son sanctuaire de sève
Où la terre saigne ses eaux bouclées
Qui écument des épaves de pierre
Aussi loin que porte la vie."
Non la cour ne dormait pas, d'ailleurs comment l'aurait-elle pu car vint immédiatement à la suite:
"Les îles du matin m’embrassent
Après une nuit de lune rase
Le ronflement du rayon
Macule en naissant le choeur torride
De l’alcôve qui s’écaille émaillée.
Entre traits, tracés et rayures
Flottent des oranges polymorphes
A portée des mains...
Sous la ménagerie de ses eaux poissonneuses
La gomme méthylique du soleil
Frotte dans le bassin d’étincelles
L’orchestre infime de ce lointain carnaval renié
Qui crépite, savonné...
Entre gravillons et bulles
Flottent des oranges polymorphes
A portée des mains...
Devant l’horloge en rut
Se signent les orangers...
Le soleil consent à la lune
La mare de feu
Greffée dans le pouls vivace de l’ombre ivre...
Entre ruines et volutes
Flottent des oranges polymorphes
Scandaleusement
A portée des mains..."
“Devant
l’horloge en rut se signent les orangers”! Mais dans quelle Bible, dans
quel missel, dans quel livre d’heures, dans quel bréviaire allait-il
chercher tout ces sermons, hein ? Pourquoi pas, pendant qu’il y était :
“Devant le rut des signes s’orangent les horloges”. C’était un petit peu
trop facile, cette couillonnade, cet exercice de style qui défilait
comme pour faire durer son seul plaisir. Et le pensum continuait :
"Le matin nage, innombrable
Salamandre aux cent venins de verre
Qui se distillent dans une encre de cendres
Offertes au soleil insatiable...
Dans le calice débordant
Des récoltes que la nuit
Ne grignote qu’à moitié,
Les sargasses du désir plongent,
Cinglant le silence des incohérences...
Hilare, la lune
Se réveille et butine
Le nectar indigo
Qui s’attarde
Comme une musique rétinienne
Aux confins du jour...
Ainsi emmurés vifs
Dans le flux impénétrable des reflets,
Vont à l’aveuglette
Dans le palais des singes volants
L’amour et ses tribus aborigènes
Veillant sur la toison rouge du ciel..."
Enfin,
alea jacta est ! Il l’avait prononcé le mot magique, l’amour ! Et pour
cela quinze psaumes si elle ne s’était pas trompée dans ses comptes. Oui
car c’était bien là la seule chose à quoi elle pouvait se rattacher :
compter les psaumes, les minutes, les secondes ; mesurer la longueur du
braquemart qui la narguait afin de lui confectionner une camisole de
force sur mesure, convertir cette longueur en centimètres, en volume, en
inches et square inches, en carats, en encablures. Rien de bien
passionnant, vous l’avouerez, mais c’était ça ou l’internement d’urgence
à l’hôpital psychiatrique. Mais à bien y réfléchir, n’était-elle pas
depuis longtemps déjà pensionnaire d’un asile à ciel ouvert ?
"Mon deuil échoue à l’aube
Les yeux ouverts sur les laves
De ce volcan éteint
Où s’apaisent les étoiles...
La flèche de l’archer s’évanouit, fauchée...
Le licol de mousseline de l’archipel précieux
Vacille, se dissout,
Orphelin mélancolique
Murmurant des baisers d’aniline
Aux marges du rêve...
Insomnuit d’été
Si seulement je pouvais rêver !"
Premier
“je”, premier “mon”. Elle ne put s’empêcher de constater un progrès, un
léger mieux au cours de ce dix-septième round qui fut d’ailleurs de
courte durée car les vieux démons reprenaient le contrôle dès le round
suivant :
"Sur l’échiquier, la nuit chancelle, vénéneuse...
Un vaisseau de pierre au galop s’envole
Au chevet de la mer noyée
Suant la résine...
Sifflotant, le saltimbanque
Econduit les horizons pétales
Pris du soleil gemme étanche
Dans les écumes du ciel d’étain...
Bientôt, les lunes oscillent
Ondulent, se dérobent frivoles,
L’étalon noir se dissipe
Décochant des flèches en forme de coeur...
Quelque chose se brise dans le noir :
Etait-ce un masque ou un miroir ?
Quand luit la dernière tranche d’ombre
Déboussolées, dans la dune de verre, les étoiles
Bégaient...
Les coquilles se détellent de la terre réfractaire...
Le soleil dévastateur s’abreuve de ciel
Cachant les antres de brai...
Tâtant les décadences nacrées
Ointes de sueurs salines
L’amazone enfin répudiée
Chantonne aux aguets
Dans la baie couleur sépia..."
Elle
ne savait si tout cela était de la poésie syncrétique, synthétique,
symbolique ou syntaxique mais au moins une chose, elle pouvait dire, oui
elle pouvait le dire, et elle le disait tout net : la confession
n’avait rien de saint Augustin . Tout à coup Tito-Dandy parut fort
marri. D’où lui venait cette soudaine contrariété ? Quelque chose qui
clochait ! Ne me dites pas qu’il était extralucide, je ne vous croirais
pas. Eh bien voyez-vous, la cause de cette contrariété fut tout de suite
balayée (il avait sauté une photo, regardé la dix-huitième avant la
dix-septième, il dut donc revenir en arrière pour une nouvelle séance
d’analyse de photos) :
"Clic
Hennissement aveugle, l’île
Se déhanche
Toute soie et serpent
Contre l’épi de maïs vert...
Clac
“Marée basse”, dit la reine-mère...
Aucune abeille ne rame,
Ne laboure les pollens de la mer...
Clic
Loin des brise-lames
Lisses et bouillonnants
Des crinières sans fin et du goémon,
L’iguane sous la villa jaune...
Le long des bougies
Coule le gouvernail du silence...
Clic
Sous les fleurs délabrées de l’éclair
Dans leur hamac vert
Les vagues veuves, les vagues nues
Courent après les lunes
Et lentement chantent les araignées...
Clic
Parfums de lumière
Qui jouent, jouent, jouent
Se décomposent
Dans une brise d’alcools...
Clic
Chimères de la mer, coup de sifflet final
Rongeant les sables glauques
Les tranchées dans le ciel ouvert,
Tapis du soleil et son essaim de sujets...
Clic
La nuit, la mer fructifie
Au ralenti..."
S’il
continuait comme cela, c’est elle et non l’île qui deviendrait “toute
soie et serpent” ! Si au moins il avait mis tout cela en musique et
chanté même en play-back, la pilule aurait été bien plus facile à
avaler. Mais là, comme ça, au dépourvu, après une nuit blanche d’un
mariage consanguin pas encore consommé, non ! Elle avait dansé toute la
nuit de cette noce de bambou, elle pouvait bien chanter maintenant !
Elle commençait déjà à s’éclaircir la voix quand le maître-orfèvre
reprit de plus belle l’opus numéro dix-neuf.
"Au feu, au feu !
Feu à la dérive !
Scandent deux coléoptères...
Le feu fuit !
Le magicien s’est brûlé
A faire sa magie.
Le pôle s’évapore
Le puits fait l’aumône
L’enfant aboie,
La moto boite,
La forêt détale,
Le lion se vêt de singe
Noir et doré
Et petit à petit
Va planer
Au-dessus de l’autel fugace
Où gît
Ululant, pullulant, virulent
Le vol agile craché
Du saxophone ténor...
L’hiver fouette le ciel
La terre meurt prématurée
Liane après liane
Sécrétant comme vestiges
Le tapis de talc
D’une aile de sirène
Et le vertige nuptial
De deux notes jaunes inachevées
Au sein des similitudes."
Alors
là plus de suspense. Elle attendit la suite avec impatience car ça
commençait à devenir chaud. Le texte commençait à prendre de la texture.
Il avait parlé mariage. “Vertige nuptial”. Enfin du concret, du
palpable, du négociable après tous ces virages en épingle. Enfin une
ligne droite qui se présentait.
- Continue comme ça.
Vas-y. Encore un petit effort. On y est presque. Accouche : goûte au
privilège de la maternité. Laisse-toi aller. Plus que quelques
contractions et on y est. Déjà le col se dilate. On voit la tête qui se
présente. Pas besoin de forceps. Vas-y, respire un bon coup. Maintenant
pousse pour le meilleur et pour le pire !
Mais Lambi-Lambi, le damné, le marron, psalmodiait encore de tous les diables :
"Prunelle de gris jaune
Prunelle nuit et mer
Bleu coursier d’argile
Tigresse à la crinière couleur de brume.
Dans le rare verger qu’est l’amour
Audacieuse, elle va, incendiaire
Empaillée dans un paquebot hystérique
Vers le hasard des quais identiques
Les yeux pleins de chaux.
Dans ce chant veuf, dans cette capitale pyromane
La voilà, légère,
Aspirant les équinoxes dans cet air enchaîné
En selle pour un bain d’herbes monastique
Geôlière verte
D’émeraude pure..."
Et
ne voilà-t-il pas qu’il se retourne et que, tout à son encouragement,
elle ne se rend pas compte que c’est elle maintenant métamorphosée qui
intercepte la lumière, qui déclame un chant venu du plus profond de sa
matrice, un chant lubrifiant, un chant d’ouverture et d’accueil :
"L’accordéoniste des abysses
Peint dans l’oeil de l’obscur :
Un nuage en zigzaguant
Ancre aux eaux du vide.
Et le gong sue...tumide.
Et comme en un tango antique
S’écoule le cri acide
Des teintes atteintes par les balles,
Hoquet du temps incarné
A l’aube d’une pluie sèche de chaleurs vertes.
Et le gong sue...tumide.
Et comme en un tango marin
Caracole la pirogue étoilée du tigre intime
Renversant de son parapluie
Les certitudes les plus ensevelies de la peur.
Et le gong sue...tumide.
Et les papillons enfantent
Des flammes dans les sables mouvants,
Des harpes éoliennes
Comme des gymnastes hués par le soleil en ruines
A la recherche des marées sèches.
Et le gong sue... tumide.
Et comme en un tango de funambules
Les oeillères des brebis galeuses
Traversent la toile, vieillissent, exhument le salpêtre
D’un bandonéon dont la sueur incendie les cernes
De la nuit qui jazze..."
Et elle poursuit comme irradiée, prête à frayer sur le premier lit de gravier venu :
"Tendrement
Le messager lit
Les lignes du vent,
Prend le pouls
Du ventre jaspé
De la basilique d’encre de chine :
-Là-bas, sous les monts de Vénus
Rode le messager,
Troubadour englouti
Par une lave obscure,
Passager invisible
Des failles muettes
Qu’il restaure encore...
Tendrement
Le messager
Harponne
Les coquilles du temps...
A la pointe de l’hameçon,
Un morceau de vitrail
Où à peine filtre
La lueur des entrailles,
On devine soudain
La forme d’un cheval marron
Qui hennit."
La
porte s’ouvre cérémonieusement et c’est comme si sa vie de spirale
anti-moustiques se consumant sans flamme avait perdu son parfum
d’alléthrine :
" Bleu roi
De ces couleurs pièges.
Bleu de ces teintes imprévisibles.
Issu du venin tribal
Des roses du désert
Le bleu tombe,
Comme un nuage de coton doux,
Sur la brousse atlantique des lèvres
Enflées de secrets,
Où, hystérique, il donne le jour
Sous le kiosque sympathique des pluies cyanes
A une larme de sang,
Daltonienne.
Bleu roi
De ces couleurs mutantes :
Seul le baiser de cobalt réchauffe
Les escales mélancoliques
De ces ailes closes,
Révèle les jeux d’artifice,
Et murmurant des flammes,
Fait évanouir
Le deuil magnétique
Des rênes d’ivoire...
La flèche de l’archer pénètre,
Débridée,
Le voile de mousseline de l’archipel précieux
Qui vacille, se dissout,
Orphelin en suspens, spectre d’aniline
Aux gants d’émeraude
Et aux chaussons d’améthyste..."
L’apparition
la happe par la main, et l’invite à danser la mazurka sur le reposoir .
C’est alors qu’elle bascule dans une maison toute entière tapissée de
draps blancs...
"Dormir, virgule,
Souffler doucement
Des cases jumelles,
Ramper à nouveau, gigoter,
Jusqu’à ce que tout ne soit plus
Qu’une seule immensité...
Au lieu de l’abîme
La clairière dans la caféière.
Dormir, virgule,
Ca et là,
Lune bleue
Embuée
Sous la baguette du silence...
Le rêve entre et sort
Et jusqu’aux nuages
Craignent la chute
Vers le sommeil..."
Maintenant entre mordillements de cou, effleurements de peau et déshabillage des yeux, elle va à l’abordage :
" Les îles et une nuits
Me font chavirer,
Je fuis,
Naufragée inlassable,
Hors du clan tentaculaire
Vers la clarté volatile
Des voiles incendiaires...
Mes nerfs à la fleur du large
Bifurquent,
S’évaporent en filigranes
Plus loin encore...
Bleu nuit devient la mer
Aux portes de son repaire
Ancré à la rive gauche du coeur.
La crique n’est plus ce qu’elle était :
La neige reptile teint les dauphins de rose...
Eden ?
De temps à autre
Passe un trapèze
Balayant le silence. "
LUI, cannibale, continue à jouer avec les rimes comme on joue avec les risées pour éviter les déventements.
"Ô Reine, Notre Duc
Sous tes ongles laqués
J’imagine un ciel rouge
Aux parfums de lait de cobra...
Le soleil fait pleuvoir des sceptres sur le fleuve
Et des piranhas aux dents d’eau
Larguent des cerfs-volants sans fin...
“Chantez les très riches heures de l’En-Dehors !”
Crie à la face du levant
Un caméléon qui lisse les ailes du hasard
Planté dans le dédale de ta langue baccarat.”
ELLE, s’est faite terre et coupe le vent, exigeant qu’on l’honore :
"Près de la passerelle d’ivoire :
“Odyssées,
Métamorphoses,
Mues,
Je vous aime !” "
Seule
la pluie figurait au nombre des témoins. Du reste, comme pour
réaffirmer sa présence, elle redoublait, imperturbable interprète
incandescente, à pianoter ses petites phrases, ses esquisses
torrentielles, ses formules magiques, s’efforçant de jouer au mieux son
rôle de porte-parole du raccommodeur de destinées. Et ne voilà-t-il pas
qu’en plein débat cyclothymique, en pleine conférence poétique, la
vagabonde, la sans vergogne susurre en catimini à la reine de haute
voltige :
- “Artémia, ma fille, au nom de la lune
clémente et miséricordieuse, consentez-vous à prendre pour partenaire
Orphélien de Lambi-Lambi, dit Tito-Dandy, ici présent charpentier de
marine, entrepreneur de pompes funèbres et photographe selon le rite
tridentin des Quatorze Saints Intercesseurs ?”
Artémia-Cora ne fit ni une ni deux et répondit tout de go, après sept secondes de mûre réflexion, standing oblige :
- Volontiers avec un grand V. Ton nom est une huile qui s’épanche. Entraîne-moi sur tes pas, courons !
C’est
alors que, livrée aux remous fantastiques des émulsions poétiques du
chasseur d’images, sa carcasse fragile de bois léger de cocoyer se mit à
tournoyer sans retenue de bride et serpentine au vent fertile du
sud-est. Et personne pour amortir les embardées du vieil aquilon qui,
tout en maintenant sa mitre soigneusement vissée sur le chef, venait
comme un mort de faim de lui arracher traine et corset, de perforer la
muraille de Chine et réclamait son dû, son droit de garenne, de
colombier, de chasse, de pêche et de cuissage ! Et nul besoin ne se fit
sentir de borax pour la faire fludifier, ni de poudre de rubis, de sel
d'ammoniaque ou d'alun pour la faire brunir, ni même de poudre de pelure
de mangue pour la nettoyer et la faire briller comme un bijou.
Repoussée, découpée, ciselée, amatie et entièrement dorée, elle était
tout or tout argent, métal en fonte et métal dur qu'il sut enfin
rétreindre, souder, ciseler, graver, polir, planer. La messe était dite !
Moctezuma XXIX, le maître du cacao, passait enfin à la vitesse
supérieure ! Ce ne furent alors que glissements de terrain, éruptions
volcaniques, inondations, tremblements de terre et pluie de feu, lacs de
glaise à six heures du matin ! Quelle ne fut la cavalcade, un vrai
combat de cerfs-volants avec poudre de verre pilé, jusqu’à ce qu’Artémia
en transe se décapsule et s’enflamme comme un carré magique au soleil
naissant au-dessus de la mangrove de Saint-Hyacinthe dans une coulée
d’air qui fleurait bon le bonheur !