22.5.07

J'ai fait un rêve


Discours du roi Joaquim Zoulou IV lors de la céremonie d'ouverture du carnaval de Kalakata en 1966.
"Je suis heureux de participer avec vous aujourd’hui à ce carnaval qui restera dans l’histoire comme la plus grande rêve-partie que notre royaume ait connue en faveur du dévergondage.

Il y a un siècle de cela, un grand reliquois qui nous couvre aujourd’hui de son rut symbolique signait notre acte d’émancipation. Cette proclamation historique faisait, comme un grand flamboyant saignant dans la chaleur de la nuit, briller la lumière de l’exhubérance aux yeux de milliers d'enfants du carnaval marqués au feu d’un tafia brûlant. Ce fut comme l’aube joyeuse qui mettrait fin à la longue nuit de leur jeunesse captive.

Mais cent ans ont passé et l'enfant du Carnaval est toujours plein de fièvre. Cent ans ont passé et les entrailles de l'Enfant du Carnaval sont toujours tristement entravées par les liens des confettis et serpentins des Bacchanales ; cent ans ont passé et le fils du Carnaval vit encore sur l’île solitaire du déguisement, dans un vaste marécage de plumes et de paillettes ; cent ans ont passé et Ti-Momo languit toujours sur les marches les plus boueuses de la société reliquoise et se trouve en exil dans son propre archipel.

C’est pourquoi nous sommes accourus aujourd’hui en ce lieu de mémoire pour rendre manifeste cette honteuse débandade. En ce sens, nous sommes montés à la capitale de Zoulous pour toucher un chèque. En traçant les mots magnifiques qui forment notre constitution et notre déclaration d’indépendance, les architectes de notre royaume signaient une promesse dont héritaient chaque fils de Kalakata. Aux termes de cet engagement, tous les hommes, les enfants de Kalakata, oui, aussi bien que les fils des Reliques, se verraient garantir leurs droits inaliénables au carnaval, à la cavalcade et à la recherche du bonheur.

Il est aujourd’hui évident que notre royaume a failli à sa promesse en ce qui concerne son carnaval permanent. Au lieu d’honorer son obligation sacrée, le Royaume de Kalakata a délivré au peuple du carnaval un chèque sans fonds ; un chèque qui est revenu avec la mention "Provisions insuffisantes". Nous ne pouvons croire qu’il n’y ait pas de quoi honorer ce chèque dans les vastes coffres du défoulement que possède l'archipel. Aussi sommes nous venus encaisser ce chèque, un chèque qui nous fournira sur simple présentation les cyclones de la débauche et les tremblements de terre du plaisir.

Nous sommes également venus en ce lieu sanctifié pour rappeler aux habitants de Kalakata les exigeantes urgences de l’heure présente. Il n’est plus temps de se laisser aller au luxe d’attendre ni de prendre les tranquillisants des demi-mesures. Le moment est maintenant venu de réaliser les promesses de la démocratie ; le moment est venu d’émerger des vallées obscures et désolées des petites fêtes patronales pour fouler le sentier ensoleillé du carnaval intégral ; le moment est venu de tirer nos deux nations des sables mouvants de l’à-peu-près carnavalesque pour les hisser sur le roc solide du deciduum momesque ; le moment est venu de réaliser la débauche pour tous les enfants de Vaval. Il serait fatal à nos nations d’ignorer qu’il y a péril en la demeure. Cet étouffant été du légitime mécontentement des fils du Carnaval ne se terminera pas sans qu’advienne un automne vivifiant de débauche et d’égalité.

1966 n’est pas une fin mais un commencement. Ceux qui espèrent que l'enfant du Carnaval avait seulement besoin de laisser s'échapper la vapeur et qu'il se montrera désormais satisfait se préparent à un rude réveil si le pays retourne à ses affaires cahin caha comme avant.

Il n’y aura plus ni repos ni tranquillité en terre des Reliques tant que l'enfant du Carnaval n’aura pas obtenu ses droits de citoyen.

Les tourbillons de la révolte continueront d’ébranler les fondations de notre nation jusqu’au jour où naîtra l’aube brillante d'un Mardi-Gras permanent.

Mais il est une chose que je dois dire à mon peuple, debout sur le seuil accueillant qui mène au palais des Fêtes : en nous assurant notre juste place, ne nous rendons pas coupables d’agissements répréhensibles.

Ne cherchons pas à étancher notre soif de débauche en buvant à la coupe de l’amertume et de la haine. Livrons toujours notre bataille sur les hauts plateaux de la dignité et de la discipline. Il ne faut pas que notre revendication créatrice dégénère en violence physique. Encore et encore, il faut nous dresser sur les hauteurs majestueuses où nous opposerons les forces de l’âme à la force matérielle.

Le merveilleux militantisme qui s’est nouvellement emparé de la communauté carnavalesque ne doit pas nous conduire à nous méfier de tous les enfants des Reliques. Comme l’atteste leur présence aujourd’hui en ce lieu, nombre de nos frères des Reliques ont compris que leur destinée est liée à notre destinée. Ils ont compris que leur débauche est inextricablement liée à notre débauche. L’assaut que nous avons monté ensemble pour emporter les remparts de l’injustice doit être mené par une armée bipolaire. Nous ne pouvons marcher tout seuls au combat. Et au cours de notre progression, il faut nous engager à continuer d’aller de l’avant ensemble. Nous ne pouvons pas revenir en arrière. Il en est qui demandent aux tenants de la jouissance : "Quand serez vous enfin satisfaits ?" Nous ne pourrons jamais être satisfaits tant que le carnaval sera victime des indicibles horreurs de la brutalité policière.

Nous ne pourrons jamais être satisfaits tant que nos corps reclus de la fatigue du déhanchement ne trouveront pas un abri dans les motels des grand routes ou les hôtels des villes. Nous ne pourrons jamais être satisfaits tant que la liberté de mouvement du carnaval ne lui permettra guère que d’aller sur le calendrier d’un petit ghetto à un ghetto plus grand.

Nous ne pourrons jamais être satisfaits tant que nos enfants seront dépouillés de leur identité et privés de leur dignité par des pancartes qui indiquent : "Carnaval= déliquescence." Nous ne pourrons être satisfaits tant qu’un fils du Carnaval des Reliques ne pourra pas onduler de la croupe et qu’un fils du Carnaval des Reliques croira qu’il n’a aucune raison d'onduler de la croupe. Non, nous ne sommes pas satisfaits, et nous ne serons pas satisfaits tant que le droit ne jaillira pas comme les laves du volcan et le plaisir comme un chaos intarissable.

Je n’ignore pas que certains d’entre vous ont été conduits ici par un excès d’épreuves et de tribulations. D’aucuns sortent à peine de l’étroite cellule d’une prison. D’autres viennent de régions où leur quête de débauche leur a valu d’être battus par les tempêtes de la persécution, secoués par les vents de la brutalité policière. Vous êtes les pionniers de la souffrance créatrice. Poursuivez votre tache, convaincus que cette souffrance imméritée vous sera rédemption.

Retournez à Zoulous ; retournez à Kalakata ; retournez à Bacchanales ; retournez à Guêpes ; retournez à l'Epée, retournez à vos Lundi-Gras et à vos Mardi-Gras dans les îles Grasses, en sachant que, d’une façon ou d’une autre, cette situation peut changer et changera. Ne nous vautrons pas dans les vallées de l'abandon.

Je vous le dis ici et maintenant, mes amis : même si nous devons affronter des difficultés aujourd’hui et demain, je fais pourtant un rêve. C’est un rêve profondément ancré dans le rêve reliquois. Je rêve qu'un jour, notre pays se lèvera et vivra pleinement la véritable réalité de son credo : "Nous tenons ces vérités pour évidentes par elles-mêmes que tous les hommes sont créés égaux dans la débauche."

Je rêve qu'un jour, sur les rouges collines des Reliques, les fils de Kalakata et ceux de l'En-Dehors pourront se déhancher ensemble sur la piste de danse de la fraternité.

Je rêve qu'un jour, le carnaval de Kalakata lui-même, tout brûlant des feux de l’imagination, tout brûlant des feux de l’illusion, se transformera en oasis de débauche et de plaisir. Je rêve que mes quatre petits enfants vivront un jour dans un pays où on ne les jugera pas à la couleur de leur déhanchement mais à la nature de leur caractère. Je fais aujourd’hui un rêve !

Je rêve qu'un jour, même à Matamore où le carnaval est vicieux, où le gouverneur a la bouche pleine des mots "normalisation" et "réglementation", un jour, justement à Matamore, les petits pirates et les petites odalisques, les petits maîtres de salle et petites porte-bannières pourront tous onduler du croupion comme frères et sœurs. Je fais aujourd’hui un rêve !

Je rêve qu'un jour, tout vallon sera relevé, toute montagne et toute colline seront rabaissés, tout éperon deviendra une plaine, tout mamelon une trouée, et la gloire de Vaval sera révélée à tous les êtres faits de chair tout à la fois.

Telle est mon espérance. Telle est la foi que je remporterai à Zoulous.

Avec une telle foi nous serons capables de distinguer, dans les montagnes de désespoir, un confetti d’espérance. Avec une telle foi nous serons capables de transformer la cacophonie des gamelles de notre nation discordante en une merveilleuse symphonie momesque. Avec une telle foi, nous serons capables de travailler ensemble, de jouir ensemble, de lutter ensemble, d’aller en prison ensemble, de nous dresser ensemble pour la liberté, en sachant que nous serons libres un jour. Ce sera le jour où les enfants de Vaval pourront chanter ensemble cet hymne auquel ils donneront une signification nouvelle -"Mon pays c’est toi, douce terre de carnaval, c’est toi que je chante, pays où reposent nos pères, orgueil du pèlerin, au flanc de chaque montagne que tonne la corne de lambi du carnaval"- et si l’Archipel des Reliques doit être une grande nation, il faut qu’il en soit ainsi. Aussi faites tonner la corne de lambi du carnaval sur les prodigieux sommets du Bout du Monde à Part.
Faites-la tonner sur les puissantes montagnes du Singe Vénérable. Faites-la tonner sur les hauteurs de Morne Savon, sur l'île de l'Epée. Faites-la tonner sur les laves des soufrières endormies sous-marines au large de la Mer d'Entre-Deux-Morts. Faites-la tonner sur les falaises ondulantes de tarlatane rose de Souris Vertes. Mais cela ne suffit pas.

Faites-la tonner aux pieds des quenettiers. Faites-la tonner des champs de canne en fleurs aux bananeraies de l'île aux Masques. Faites-la tonner sur chaque ravine et chaque morne de Mercredi-des-Cendres, faites-la tonner à la source de chaque rivière.

Quand nous ferons en sorte que la corne de lambi du carnaval puisse tonner, quand nous la laisserons carillonner dans chaque village et chaque hameau, dans chaque île et sur chaque plage, nous pourrons hâter la venue du jour où tous les enfants de Vaval, les déguisés et les fardés, les jupes moustache à talons hauts et les odalisques, les masques à corne et les masques à la mort , pourront onduler de la croupe et chanter les paroles de la vieille "biguine" momesque : "Libres enfin. Libres enfin. Merci Vaval tout-puissant, nous voilà libres enfin."