30.8.06

L'île de l'En-Dehors

L'île de l'En-Dehors compte un tiers de la superficie totale de l'archipel et regroupe les deux-tiers de la population. La capitale Station Wolfork regroupe un quart de la population totale.

29.7.06

Kalakata, l'enfer à la mode tropicale



L'île de Kalakata est une île entièrement volcanique, formée d'un strato-volcan conique. Elle culmine au Mont du Bout du Monde à Part à 506 m. Les coulées de lave se terminent dans la mer le plus souvent en d'imposantes falaises verticales sauf sur le versant sud où une jetée permet aux petits bateaux à moteur d'accoster à marée haute. Un escalier de 154 marches en marbre de Carrare traverse la végétation de broussailles pour déboucher sur un plateau où est installé le village de Kalakata. Kalakata s'apparente à un vrai petit enfer miniature !

26.7.06

Situs inversus totalis

L'archipel des Reliques est digne de figurer dans le Livre des Records ! En effet plus de 90 pour cent de ses habitants sont porteurs d'une malformation congénitale rare : le situs inversus totalis, aussi appelé dextrocardie ! Alors que cette malformation n'est censée toucher statistiquement que 2 pour 10000 habitants ! Tous les organes normalement situés à gauche sont à droite, et tous ceux normalement situés à droite sont à gauche.
Par exemple le coeur est à droite, de même que l'estomac et la rate.

17.7.06

Kalakata, île privilégiée du Ciel

Kalakata est un lieu privilégié du Ciel. Ce petit coin de paradis situé au Nord-Ouest de l'Archipel des Reliques, à 9 km au nord de l'île aux aux Zoulous, est dominé par le volcan Bout du Monde à Part. Cette île minuscule peut en effet se glorifier d'avoir eu à un siècle et demi d'intervalle la visite des Quatorze Saints Intercesseurs en 1519, celle de Singe Vénérable en 1660. Plus récemment, à la fin du XIXème siècle le passage du prophète mystique Jean Zoulou XXIX a particulièrement marqué les esprits.
Le 15 septembre 1519, les Quatorze Saints Intercesseurs apparaissent à un pécheur de Kalakata, Edmond, fils de Zébédée, sur les pentes du volcan du Bout du Monde à Part. Ils demandent qu'on leur bâtisse sur ce lieu même une chapelle sous le vocable des Quatorze Saints Intercesseurs et qu'on y vienne en procession pour y recevoir les dons qu'ils veulent y répandre.
Le plus célèbre de ces dons fut la naissance du futur Joachim-Zoulou IV le 4 juillet 1918, à la suite de trois treizaines de prières dont l'une aux Quatorze Saints Intercesseurs et l'autre à Saint-Antoine-des-Divins-Plaisirs, faites par la Reine Charlotte-Zoulou III qui, mariée avec le Prince Consort Séraphin, voulait à tout prix concevoir un fils. L'intercession conjointe des Quatorze Saints et de Saint-Antoine-des-Divins-Plaisirs permit heureusement à la grossesse d'aboutir comme elle le désirait.
Le 15 septembre 1947, le jeune roi Joachim-Zoulou IV vint lui-même sur le Bout du Monde à Part rendre grâces pour sa naissance, puis il continua son voyage pour aller célébrer à Station Wolfork son mariage avec la fille du Président des Reliques le 20 septembre 1947.
Mais trois siècles auparavant, le Ciel avait déjà visité Kalakata.
En pleins flancs encore du volcan du Bout du Monde à Part, le 15 septembre 1660, un jeune berger, Michaud, faisait paître ses cabris par une intense chaleur. Epuisé de soif il s'allongea sur le sol brûlant et voici qu'un singe d'imposante stature se tint soudain là près de lui et lui indiqua un cocotier en disant :
"Je suis le Singe Vénérable, enlève-le et tu boiras".
Le cocotier était énorme, les racines allaient au moins jusqu'à la mer. Plus tard huit hommes pourront à peine le déraciner. Michaud crut à une plaisanterie mais le "singe vénérable ", comme disent les récits de l'époque, réitéra l'ordre. Michaud obéit, déracina sans peine le cocotier et découvrit une eau fraîche qui commençait à ruisseler. Il but avec avidité, il but tout son saoul mais quand il se releva il était seul et le cocotier était encore en place, bien enraciné dans sa gangue de terre volcanique. Ce qui allait devenir la Fontaine au Singe coulait paisiblement...
Michaud ne douta pas de la réalité du fait, les habitants de Kalakata non plus. Avec une extraordinaire rapidité la nouvelle se répandit comme une trainée de poudre : les pélerins se rendirent à la Fontaine au Singe de tous les endroits de l'archipel des Reliques et des pays environnants, des infirmes et des malades de toutes sortes dont la plupart s'en retournérent guéris ou bien consolés de leurs infirmités. Les rassemblements furent considérables et après la construction immédiate d'un oratoire sur le lieu même de l'apparition, une chapelle plus vaste fut consacrée en 1663, celle que nous voyons aujourd'hui avec sa poutre de gloire portant le texte du prophète Isaïe si évocateur en ce lieu : "Venez puiser avec joie aux sources du Singe" ("Haurietis aquas in gaudio de fontibus Simies") .
Cette chapelle fut confiée aux Frères tertiaires de Saint François. Dans la solitude des flancs du Bout du Monde à Part, ils édifièrent dans le choeur latéral droit de l'église un autel baroque dédié aux 14 saints.
A la fin du dix-neuvième siècle le prophète mystique Jean-Zoulou XXIX déclare Kalakata île sainte et proclame la Première Monarchie de Kalakata ce qui déclenche la guerre de Kalakata.
Vingt ans après c'est la Révolution des Crabes et la Proclamation de la Seconde Monarchie de Kalakata. Chapelle et couvent durent être abandonnés puis reconstruits. L'église Saint-Antoine-des-Divins-Plaisirs servit même de prison et est jusqu'à ce jour entretenue avec soin par le curé et les paroissiens tandis que la Fontaine au Singe est encore alimentée en eau dite bénite.
13 jours par an, la chapelle est ouverte à la dévotion des fidèles et, toujours, lors de la Treizaine à Saint-Antoine-des-Divins-Plaisirs, on y vient de tout l'Archipel honorer dans un syncrétisme admirable les Quatorze Saints, le Singe Vénérable et Jean Zoulou XXIX. La Procession des Cercueils qui termine la treizaine chaque année le 13 juin est aussi l'occasion d'une procession endiablée où bombance rime avec pénitence !
Le même jour on commémore la mort de Jean-Zoulou XXIX par un pélerinage festif en bateau entre Extra-Muros, sur l'île aux Zoulous et les hauteurs du Bout du Monde à Part.

5.7.06

L'île aux Papayes


L'ile aux Papayes fut jadis le paradis des cauris ! Ils étaient à une certaine époque bien une dizaine de devins à y pratiquer la caurologie (la lecture du passé et du futur à travers des cauris) dans le plus grand désintéressement financier.
La divination par les cauris faisait l'objet d'un apprentissage qui pouvait durer toute une vie. Il ne s'agissait pas seulement de déchiffrer les signes mais il fallait en maitriser la portée magique.
Et pour cela seule l'initiation par un chaman est obligatoire !
Lorsqu'un devin recevait la visite d'un consultant, il jetait ses cauris (à partir de 12 ) à plusieurs reprises en y joignant des petites pièces appelées "ibo" (il s'agissait d'un petit cauri appelé "ayé", d'une boule de coquille d'oeuf moulue appelée "efun", d'une petite tête de poupée appelée "aguona", d'une graine de guacalote appelée "ewe ayo", d'un petit caillou noir dit "ota" et d'une petite vertèbre ou osselet appelée "egungun") et déchiffrait les figures composées par les cauris comme l'on déchiffre un alphabet.
Les positions des cauris sont ouvertes ou fermées selon que le cauri se trouve "sur le dos" ou sur le ventre. Le dos est la partie bombée et le ventre, la partie naturellement ouverte. En réalité, le cauri n'est jamais vraiment "sur le dos" car ce dos a été découpé. Ce découpage est une des étapes permettant au cauri de devenir actif. Selon les positions des cauris, le devin observera des symboles de la fécondité, de la santé ou de la maladie, du bonheur ou du malheur, des rencontres ou des séparations concernant le consultant ou ses proches. Le cauri en tant qu'intermédiaire du monde des morts donne accès à un univers intemporel dans lequel présent, futur et passé perdent toute consistance pour constituer une trame unie.
Sur 20 cauris, seuls 16 sont lancés ! A chaque lancement de cauris on compte le nombre de cauris qui tombent avec l'ouverture vers le haut pour un total de 256 combinaisons ! Seuls 13 cauris sont lus.
Chacune des combinaisons est un oddu (ou lettre) (une part d'explication de la connaissance du monde, qui pour 50 pour cent est féminine et pour 50 pour cent masculine, certains oddu étant positifs (on parle alors d'"irès") d'autres sont négatifs (on est alors en présence d'"osogbo") et porte en elle une association à un ou plusieurs patakis (paraboles, légendes à partir desquels le sacerdoce obtient des conclusions applicables à la question posée par la personne qui demande à consulter les cauris).
Des quatre coins de l'archipel on venait aux Papayes rendre visite aux devins accompagnés de leurs plateaux de divination Ifa à travers lesquels parlait Orula, l'oracle, le messager des dieux !
Puis vint une époque où les spécialistes de l'interprétation des cauris ne se comptèrent plus guère que sur les doigts d'une seule main. Le maître incontesté de la chose fut un certain Bob Dilogun qui selon la légende serait venu au monde avec une poignée d'herbes dans la main gauche et des cauris dans la main droite, et des ongles faits de cauris ce qui fit savoir à tous qu'il était de la matière première dont on fait les devins. Après que ce formidable jeteur de cauris y soit trépassé en pleine consultation de cauris, on eut affaire à une inflation de cauristes professionnels qui moyennant sacrifices et monnaie sonnante et trébuchante vous livraient jusqu'aux oddu 13 à 16 pourtant compétence exclusive des babalawo !

Il suffit d'une saison cyclonique calamiteuse : le jet de cauris tomba en désuétude faute de combattants et l'île aux Papayes fut bientôt déclarée maudite et en conséquence abandonnée à la gente animale ! C'est vrai qu'elle était déja réputée pour ces coquillages blancs, ces fameux cauris dont elle fut à une certaine époque la première exportatrice mondiale devançant même les Maldives et les Philippines, lieux où le gastéropode marin Cyprae moneta aimait à se reproduire! Mais on ne comptait plus les races de fourmis, moustiques, jackos, crabes, palourdes, lézards à colerette, fourmis vertes, tatous-boules, termites ailés, guêpes, mouches, cheval-bois, araignées, mygales, cabris, raccoons qui frayaient sur l'île. Et petit à petit par on ne sait quel enchantement on entendit parler de la présence de giraffes, kangourous, guépards, éléphants, hyènes tachetées, cobs de buffon, lépoards, chacals à flancs rayés, mangoustes, vautours pêcheurs, antilopes bongos, gorilles des montagnes, okapis et autres cacatoès sur l'île. L'île devenait une vraie arche de Noë giboyeuse, cible de chasseurs et braconniers qui parlaient d'une sorte de carnaval des animaux qui s'y tenait chaque année à la même époque.
On se mit alors à nommer l'île aux Cauris l'île aux Bêtes. Jusqu'à ce que le responsable de la Culture de l'archipel se mit en tête de la débaptiser et elle devint l'île aux Papayes, nom qu'elle porte encore de nos jours, bien qu'elle soit presque entièrement couverte de cactacées !

28.6.06

"L'homme est un animal qui a trahi"

"L'homme est un animal qui a trahi "! Mais trahi qui ou quoi ? Trahi ses cousins bonobos ou chimpanzés, ces grands singes sans queue de la forêt ou des plaines, ces croqueurs et concasseurs de noix de palme ? "L'homme est un animal qui a trahi et l'Histoire est sa sanction" selon le mot du philosophe Cioran.

13.6.06

L'île aux Souris Vertes


L'île aux Souris Vertes est située à côté de l'île aux Papayes ! Les deux îles situées dasn le sous-archipel des îles Vaval se font face et parfois on a même la nette impression qu'elles s'observent chacune de leur promontoire. Toutes deux sont des îles montagneuses recouvertes d'une dense végétation de cactacées qui rebute parfois le visiteur qui aurait l'outrecuidance de vouloir pénétrer manu militari dans cet environnement hostile ! Les souris vertes seraient apparues sur l'île, qui s'appelait auparavant l'Ile du Diable de Taquara, à la suite de l'introduction par un étudiant d'un couple de souris référencé C57BL/6 résultant de manipulations génétiques de chercheurs japonais : on greffe sur le génome de la souris un gène prélévé sur une méduse Aequoriea Victoria qui synthétise naturellement une protéine à la fluorescence verte (GFP). L'espèce a ainsi pullulé sur l'île, en devenant l'une des attractions pendant le carnaval où leur bioluminescence fait rage sous les rayons ultraviolets !

15.5.06

L'île du Diable de Taquara

L'île du Diable de Taquara ? C'est le nom sous lequel était connue l'Ile aux Souris vertes avant que les souris mutantes fluorescentes n'y fassent leur apparition !

7.5.06

L'île aux Guêpes


Longtemps l'île aux Guêpes ne fut qu'un immense guêpier situé à quelques milles de l'île aux Souris Vertes! Les rares visiteurs ayant essuyé les piqûres cuisantes de nuées de guêpes en tous genres racontaient à qui voulaient bien les entendre qu'on trouvait sur l'île des guêpes chasseresses (chasseresses d'araignées), des guêpes-cheval, des guêpes camoatim à ventre rayé, des bourdons mangangas jaunes grosses comme des chevaux sauvages de rodéo dont la piqûre se faisait sentir 24 h encore après que l'aiguillon ait pénétré les chairs, des frelons et autres bourdons solitaires qui vous tombaient dessus comme de la pluie fouettée par le vent. On y comptait aussi des guêpes bleues, des guêpes jaunes des guêpes irapua terribles, des guêpes noires à ailes grises, des guêpes à chapeau, des guêpes-tatou, des guêpes sussubera, des culs jaunes, des perce-bois, des guêpes-coucou, des culs rouges, des culs noirs, des essaims à dard lisse, solitaires ou sociaux qui attaquaient jusqu'aux oiseaux... Bref guêpes, frelons, bourdons s'en donnaient à coeur joie sur l'île jusqu'à la saison chaude ! Puis venait la fin du Carème et la saison des larves grasses ! Et là c'était la débandade. Le début de la chasse aux nids de guêpes arrivés à maturité! La quête interminable de la guêpe poliste olivaceus de geer dont la larve saisie en friture était l'un des sommets, sinon le sommet de la gastronomie de l'archipel ! Armés chacun d'un enfumoir pour éloigner les guêpes les chasseurs s'emparaient des couvains par centaines ! Pour leur consommation personnelle mais aussi pour pouvoir les revendre en chapelets à la sauvette sur le marché central de Station Wolfork, sur l'Ile de l'En-Dehors. Car il faut le dire que la friture de larves de guêpes était élevée au rang de délice, un caviar des plus recherchés dans l'archipel. Les larves blanches une fois retirées de leur alvéole de papier terminaient leur existence dans un bain d'huile chaude ! Les spécialistes considéraient que les meilleures larves étaient celles qui avaient commencé la transformation en guêpe ce qui leur donnait plus de croustillant. Par ailleurs une fois grillée, moulue et réduite en poudre la larve de guêpe pouvait traiter la toux, la parotidite, l'ostéoporose et même les rhumatismes..

2.5.06

Pepita Guimbo


Pepita Guimbo


Chapitre 1



Non, je ne me suis pas toujours appelée Pepita Guimbo ! Dans ce qui m'apparaît maintenant presque une autre incarnation, je répondais au nom de jeune fille de Pepita Sandragon! Pépita c'est le diminutif de Joséfa. Je suis une fille de l'Epée. C'est là que je suis née, au temps où la palmeraie était encore dans toute sa splendeur de lait et de miel ! Maintenant j'y ai encore une petite exploitation où je cultive mes plantes médicinales et aromatiques comme ma mère Antonieta Wanda Sandragon (qu'on appelait Bise) me l'a enseigné quand la maladie de la pourriture du coeur des palmiers a frappé la totalité de palmiers à huile de l'île de l'Epée...
Je n'arrête pas de bouger pour écouler la marchandise! Toujours entre l'Ile de l'Epée, l'Ile aux Zoulous, Kalakata et le marché central de Station Wolfork !
Ah ! vous avez connu Arsène GUIMBO, celui qui faisait boucher à Extra-Muros sur la Place Jean-Zoulou XXIX ! Moi, c'est son frère, l'aîné des GUIMBO que j'ai épousé, un certain Anicet que tout le monde appelait Théodore, il était fabricant de fauteuils à bascule à Kalakata, pas un vulgaire menuisier, Monsieur, non. Nous avons eu ensemble une fille que nous avons dénommée Artémia.
C'était déja un artisan aguerri, installé dans sa boutique à l'angle de la rue des Carmélites Déchaussées quand je l'ai connu ! Pourtant j'étais mariée à l'époque avec un certain Philippe de Morfil. J'aimais quand on m'appelait Madame de Morfil. Ah j'aimais ça tout bonnement. Surtout quand on insistait sur le "Madame de" ! Allez comprendre les choses de l'amour: je montais toujours à Kalakata deux fois par semaine pour livrer mes feuillages et par un beau jour de printemps j'ai vu mon Anicet un jour dans on atelier tournant inlassablement tournant et retournant autour de son dernier modèle de fauteuil à bascule, son Théodore comme il l'avait baptisé, comme si ce fût une oeuvre d'art, j'ai su que je ne tarderai pas à porter son nom. GUIMBO ! GUIMBO ! GUIMBO ! Je passais mes matinées à chanter le nom à l'époque. Je n'ai eu aucun regard en arrière, aucun soupir, aucune repentance, quand après la mort accidentelle par noyade de Philippe de Morfil, avec qui j'avais eu Pilar, j'ai accepté de contracter concubinage avec Anicet Guimbo et que j'ai eu neuf mois après ma seconde fille Artémia Guimbo. Oh la chose ne fut pas facile, il faut l'avouer car, à la mort de mon premier mari, je n'étais somme toute qu'une jeune caille que tôt ou tard un chasseur viendrait déplumer. Mais je me mis à prier à genoux que ce chasseur puisse être celui que je n'ai jamais cessé d'appeler Monsieur Théodore. Un autre jour, jeune impertinent, je vous raconterai peut-être comment j'ai manigancé pour lui faire chavirer le coeur, mais où en étions-nous ? Ah oui, voilà, Monsieur Théodore, un gentleman comme on n'en fait plus, voyez-vous Monsieur, il ne se reposait que le dimanche à l'heure de la messe et les seuls jours de congé que je ne l'ai jamais vu prendre était le 1er novembre, jour des saints, et le Mercredi des Cendres, où là il se permettait chaque année de faire relâche. Monsieur Théo était un homme bougrement organisé et sans lui je ne serais pas la femme d'affaires que je suis maintenant. Monsieur Théo (je ne l'appelais Anicet que dans nos moments de tendresse) détestait l'imprévisible. Mieux : il trouvait dans la routine du train-train quotidien le plus délicieux des breuvages, l'amour, il ne jurait que par l'amour, c'était son Eternel, son Tout-Puissant. Un jour il me confia son secret : les Dix Paroles du Fauteuil à Bascule. Nous avions convenu ainsi entre nous de fixer un menu une fois pour toutes pour nos ébats (qui ne furent pendant plus de vingt ans que gastronomiques, heureusement que j'avais certaines compensations). Je m'en souviens encore : tous les jeudi matins, qu'il pleuve ou qu'il vente á 5h30 du matin tapantes, Monsieur Théodore frappait à la porte de ma cabane et je me livrais á lui corps et ãme. Il avait presque trois fois mon âge.
Magdalena, ma grand-mère, mère de Antonieta Wanda, dite Bise, ma mère (Maman Magda que j'ai perdue à l'âge de quatorze ans mais qui heureusement avait eu le temps de me transmettre sa science des plantes) affichait volontiers après avoir syphonné son petit digestif ses origines africaines :
- Bande de petits gorilles, disait-elle, riez, riez, riez tant que vous voulez mais n'oubliez jamais d'où vous venez. Je viens d'un pays aux cinq volcans ! Et elle prononçait ces paroles alors sybillines pour nous :

- Mukundwa Wanda ! Uriga Vuba ! Yampaye ! Ngaguhobeye ! Puis elle disait :

- Qui veut tuer le chien lui bouche d'abord le nez ! Ou bien selon son humeur du jour :
- Que je l'aime celui qui m'a donné une houe.
Le jour de sa mort elle aurait selon la légende familiale murmuré :
- Enterrez-moi sur les berges du lac Kivu.
Nul n'avait l'idée où pouvait bien se trouver ce satané lac Kivu. On la traita d'originale incorrigible jusqu'à la fin et on l'enterra dans un caveau flambant neuf dans le cimetière de Kalakata. Jusqu'au jour où, je ne me souviens plus exactement quand, j'ai vu à la télévision un reportage en direct du lac Kivu, notre envoyé spécial, la mort, la mort, le sang, un vrai carnage et chaque mort avait les mêmes yeux que ceux de ma grand-mère. C'est alors que j'ai su de manière irréfutable que nous venions comme Magdalena du Rwanda en même temps que j'apprenais le mot génocide! Eh bien vous avez ce que j'ai fait : je suis allée me recueillir sur le caveau de la vieille Magdalena où reposera  aussi un jour Wanda et j'y ai fait inscrire "Mukundwa Wanda ! Uriga Vuba ! Yampaye ! Ngaguhobeye." Je ne sais pas ce que cela veut dire mais ce que je sais, à coup sûr, c'est que cela lui fera plaisir, bien qu'elle n'ait jamais su lire de son vivant mais sait-on jamais, peut-être a-t-elle appris dans l'au-delà, là-bas dans l'outre-tombe. Il paraît (c'est ma fille Artemia qui me l'a dit, après avoir entamé des recherches) que cette langue s'appelle le kinyarwanda, alors si vous pouvez me dire ce que tout cela cache, je vous en serai éternellement redevable.

Eh bien vous savez, jusqu'à aujourd'hui tous les mercredis je perpétue la tradition : tagliatelle au sorgho (sauf un seul mercredi, le Mercredi des Cendres où là, tradition oblige, il ne peut manquer ni l'orphie boucanée, ni le colombo guimbo).
En parlant de guimbo, sachez qu'à la mort de mon premier mari, j'ai hérité de sa collection particulière d'os de pénis : je possède toute une collection d'os de priapes de mammifères que je conserve au chaud sous mon matelas. J'ai du morse, du raccoon, du chinchilla, de l'ours, du castor, du coyotte, du vison, de l'hyène et même du renard volant.
Pour revenir au sorgho, c'est vrai qu'on a pas toujours du sorgho sous la main sur l'île de l'Epée, où je demeure, mais je fais des arrangements avec la tradition, comment faire sinon ? Mais je m'égare...Laissez-moi vous dire, très cher ! Donc où en étions-nous ? Le mercredi ? Le jeudi ! C'était jour de sorgho et morue, avec une sauce blanche aux oignons et poivrons. Le vendredi généralement un bon court-bouillon d'orphie ou de coulirou avec les tubercules de saison. Le samedi un bon sorgho avec sauce à la viande hachée et petis pois et le dimanche, alors là au moins un dimanche par mois il nous fallait notre colombo guimbo avec un bon riz créole car Maman Magda (qu'elle repose en lieu de vérité !) ne plaisantait pas quand il s'agissait de victuailles. Tous les matins c'était bouillie de sorgho avec quatre oeufs de poule du jardin et je me souviens aussi d'une recette de sorgho au fromage frais de chèvre !
Mais comme je suis sans manière. Je ne vous ai même pas invité à vous asseoir. Mais prenez donc un siège, voyons ! Mettez-vous à l'aise. Je vais nous servir un rafraîchissement !

Le redresseur de coqs


Le redresseur de coqs


… Reprenons ! Ce serait sa dernière représentation. Ensuite il quitterait la scène, irrémédiablement !

Les gradins de bois étaient quasi combles dans ce qu’on aurait pu prendre pour un cimetière marin à la Toussaint aux premières poussières de l'aurore ; les billets circulaient en bruissant de main en main comme des cerfs-volants aveugles et froissés courant bride abattue au-devant de sainte Odile et de saint Vincent.

Malgré les nuages qui s'amoncelaient, les amateurs s'étaient déplacé en nombre pour l'ouverture en grandes pompes de la saison du coq et on se serait cru pour le coup au Madison Square Garden, voire à Ascot au départ des King George VI et Queen Elizabeth Diamond Stakes.

Il est vrai que l’affiche était porteuse. La rencontre au sommet Coq-d'Arçons contre Baron-Soie allait avoir lieu sous le haut patronage de Calvaire Marie-Saintes, le maître du pitt "Le Bantam", le gallodrome majuscule de l’île de l'En-Dehors situé à la périphérie de la capitale des Reliques, Station Wolfork. L'atmosphère était électrique. Il faut dire que ce combat en ce premier dimanche de novembre était l’épreuve phare de la réunion, le combat-vedette des vingt et quelque douze combats inscrits au calendrier. C’était une rencontre qui avait tout pour être légendaire, un choc de géants, rien que du beau gabarit ! L'élite de l'archipel allait en découdre ! Il était impensable de ne pas être au rendez-vous de cette effervescence. Quel que soit le vainqueur au Calvaire, on verrait des éclairs ! Et vaincre, c’était l'entrée assurée au Panthéon du Coq, l'occasion de laisser l'empreinte de ses ergots aux côtés de celles de légendes comme Combattant XIII, Cock Ranger, Bancock Kid, Texas Star et Galo Morcego. Il n'y avait sur l'île aucun coqueleur digne de ce nom qui ne rêvât en sourdine de laisser son coq à la postérité car le Panthéon du Coq c'était le label indispensable à tout éleveur, entraîneur, propriétaire ou armateur, une manne qui retombait sur la descendance du vainqueur dont les œufs de pur-sang étaient couvés avec plus de soin que ceux de la poule aux œufs d'or. Bien qu'aucune coupe ne récompensât le gagnant, la victoire était conservée en mémoire mieux qu'une relique, et même une goutte de vin des noces de Cana n'aurait pas remporté autant de dévotion. Quant aux paris, ils s'annonçaient d'ores et déjà phénoménaux puisque les amateurs s'étaient déplacés de toutes les îles de l'archipel pour assister à ce qu'on qualifiait déjà de joute du siècle. Coq-d'Arçons, au palmarès impressionnant de 37 victoires, toutes sauf une, celle contre Baron-Soie justement, un peu plus d'un an auparavant, acquises avant les douze secondes, leader incontesté de sa génération, maître coq gris d’on ne peut plus illustre naissance, puisque né un 22 janvier, jour de la saint Vincent, par Sevilla Ranger et Combattante de Saint-Pierre, par Bankiva et Old English Dame, par Pure Texas et Combattante du Nord, par Balulang et Bicalcarata, par Lafayette, livrerait son dernier combat.

Pour son maître, Coq-d'Arçons c'était le Général, une véritable perle moirée de Polynésie du plus bel orient ! Parfaitement ! Ses plumes, ou du moins ce qu'il en restait (car il avait le dos, la cuisse et le ventre déplumés et on lui avait coupé faucilles et rémiges pour l'alléger, celles du camail, celles du dos et des couvertures, celles des lancettes des reins, et de la queue), c'étaient du nacre gris aux barbes libres de toutes les nuances : vous qui avez connu les tonalités de l’obsidienne, l’ivoire, le vert métallique, imaginez le gris acier brillant, le noir grisâtre, le gris presque blanc, le gris qui va du rouge au noir, le gris perle brillant, le gris brillant, le gris obscur sans éclat, le gris cristal des neiges éternelles et le vert-de-gris ! Tous ces gris enchaînaient les dards du soleil dans leurs gammes sans aucun problème de consanguinité, sachant bien comment était imprévisible le résultat de leurs croisements. Après presque 4 ans de bons et loyaux services à guerroyer à droite et à gauche comme un damné pour le compte de son propriétaire, Wilfrid Thimotée ; après une semi-retraite d'un an le Général prendrait pour de bon sa retraite de combattant. Non, messieurs, ce n'est pas avec cette chair de cendre-là qu'on ferait du bouillon ! Avant qu'il ne rencontre l'inéluctable chance qui tourne qui lui ferait mettre genou à terre et qu'il ne meure au champ d'honneur sous les estocades d'un gentilhomme preux et valeureux, ne valait-il pas mettre les distances entre lui et le pitt ! Qu'avait-il encore à prouver, lui qui avait déjà vaincu trente-six guerres, record toutes catégories de l'archipel des Reliques ! Mieux valait certainement raccrocher avant que sa dépouille ne soit mise aux enchères aux dominos et profiter des quelque dix ans qui lui restaient à vivre pour cocher ses poules à la tire-larigot et proliférer en tout bien tout honneur ! Le champion du pitt s'effacerait alors devant l'étalon et on trouverait bien un successeur pour perpétuer son art ! Lui, le franc et sans vice, n'avait sincèrement plus aucun appétit à becqueter tout un cheptel de coqs sans jus à cinq doigts paralytiques, aveugles désonglés, borgnes éjointés, becs croisés, boiteux débecqués et vulgaires cochets aux nombrils blessés, adversaires incapables de lui faire monter l'adrénaline, avouez-le ! Et pour faire ne serait-ce qu'un duel de voix, c’est incontournable, il faut être deux issus du même moule de foudre dans l’arène !

Et dire qu'un an auparavant, c'était à la sainte Odile, Coq-d'Arçons se morfondait dans la houle d'un vague à l'âme sans fond ! Devant l'église Saint-Antoine-des-Divins-Plaisirs, du fond de son sac de jute, il vit pour la première fois au sommet du clocher un grand benêt qu'il jugea être un frère jumeau fraîchement arrivé du Sri Lanka. Car c'était là le portrait craché d'un Sonnerat, un coq gris comme lui-même, gris clair pour être tout à fait précis, haut sur pattes comme il sied au coq sauvage, avec des bandes blanches qui lui zébraient le dos et les jambes et, sur le cou, des taches jaunes. Il avait une petite tête de faisan, les yeux profonds, un cou long et soplide et le corps d'un cormoran. Il lui lança alors un fier et tonitruant Cocoricoba qui au bout d'une minute d'éternité n'eut d'autre effet que de lui faire faire la girouette. Il se rendit compte alors que celui qu'il croyait être un descendant direct de l'oiseau premier était objet de culte par ricochet que les passants vénéraient d'un signe de la Croix. Il entama alors la revue de détail. C'était un coq presque complet, un coq prêcheur à première vue impeccable, nullement allégé de son camail et de ses faucilles, un coq à crête en forme de couronne intacte, un coq à barbillons et oreillons virginaux, il ne lui manquait guère que la queue. Pas de queue en panache ! Il regarda et regarda encore. Vues latérale, de face, arrière, de dessous et de dessus ne firent que confirmer la première impression. Un Sans-Queue, pire encore un coq-à-cinq-doigts, avec huppe, cravate et favoris, voilà quelle race de coq dominait le clocher de Kalakata ! Il observa de loin ses ergots de zinc aspect plomb et il vit bien que c'était là encore de la corne originelle ! Quant aux plumes en fer blanc étamé, quand bien même elles eussent été cueillies bien mûres trois jours après la pleine lune, travaillées et retravaillées, teintes en bleu, tout juste auraient-elles pu servir à la conception de nymphes et de mouches artificielles sèches ou noyées où elles imiteraient avec avantage les moustiques !

Un coq en pâte comme ce coq en zinc, un coq pathétique pas même capable de se dégoter un imprésario et qui n'avait sans doute jamais livré aucun combat, jamais donné ses deux centimètres cubes de germe à aucune poule, un coq de cet acabit-là, un déserteur, comment pouvait-il mériter de figurer au faîte du clocher alors que lui, héritier de grands coqs d'Inde, lui dont l'un des quadrisaïeux par la seule puissance de sa voix avait mis en déroute les adeptes de Thot, Esculape, Baron-Samedi, Hyppolite-Léon, Mercure, Minerve et consorts, lui dont l'aïeule, feue Combattante du Nord, signe extrême de qualité, possédait même des ergots et avait été la seule mâle-poule de l'archipel à survivre à la terrible épidémie de choléra qui avait décimé les Reliques il y a cent ans de cela ; comment lui, le héros à tarses jaunes sans peur et sans reproche, pouvait-il se contenter de la vénération du cercle restreint des initiés du pitt et de l'anonymat gris de sa volière ? Il lui fallait rentrer dans l'Histoire avant de se retirer de la compétition. Bien sûr, il aurait pu se reposer sur les lauriers de la botte du Bois-Bandé qui l'avait rendu fameux et entrer sans forcer son talent dans le Panthéon du Coq.

Ah ! Cette bonne vieille botte de Bois-Bandé, arrivée jusqu'à lui par le chemin fantaisiste, boueux et tortueux des gènes hétéroclites ! Quand il se décidait à la porter après quelques belles esquives, c'était techniquement du haut de gamme : il fouillait trois fois dans le vide à une vitesse vertigineuse de l'éperon droit et avant que son rival ne fasse son mea culpa et réalise la feinte du droit c'était le coup d'estoc, le coup de crochet de l'éperon gauche, l'éperon en or, synonyme de mort millimétrique, violente et instantanée qui faisait le public dans les gradins ronronner de plaisir. Mais avec les lustres tout cela perdrait de son brillant et se jetterait dans le marigot rance de l'oubli. Pour rester célèbre à tout jamais dans les annales des Reliques, pour avoir droit à un peu plus que ses deux lignes de faire-part dans la Gazette le jour de son départ pour le tour de la poussière en quatorze cents siècles, il lui fallait à tout prix supplanter ce simulacre de coq novice réformé même pas mort de crise cardiaque lors d'une plumée, ce coq infirme emmanché dans la hampe de la croix, ce sans-queue qui ne possédait même pas de coccyx, ce coq héraldique de pacotille combien de fois raccommodé, déposé et remonté par des chaudronniers et autres ferblantiers, ce fantôme à voix cassée qui ne renfermait dans son pauvre corps pas même doré à la feuille ni parchemin ni reliques! Imaginez l'événement ! Lui, Coq-d'Arçons, mâle dresseur de coqs devant le Coq Eternel, érigé au faîte du clocher après une promenade triomphale dans la paroisse ! Quelle allure ! Mais comment parvenir à ses fins ? A-t-on jamais vu équins, mulets, bovins, asins, ovins, caprins ou porcins passer à telle postérité ? A-t-on jamais vu un coq, fût-il un coq d'exception, au syrinx phénoménal capable de passer du koukarekou russe au kiki riki allemand, du codle-doodle-do anglais aux coquerico et cocorico français, et du cokio-co-kio japonais au koko-i-ko de l'En-Dehors, un coq multilingue donner son nom à une rue, une place, une ruelle, un lieu-dit ? A-t-on jamais vu un coq, tel une oie du Capitole, toucher pour les siècles des siècles les dividendes d'un cri, porter croix de guerre, toucher pension militaire, bref entrer comme un toro macho dans l’histoire ?

Que de chemin parcouru depuis son premier combat ! Il venait alors tout juste de fêter ses seize mois. L'écurie de Wilfrid Thimotée n'était pas fringante comme elle l'était aujourd'hui, non. Bien au contraire, au lieu des quarante coqs de race qui chantaient à présent à tue-tête dans leurs cages, l'écurie ne comptait guère à l'époque de se débuts qu'un seul et unique pensionnaire : Coq-d'Arçons, complètement délaissé par les parieurs à la cote mirobolante de 77 contre un lors de sa première apparition, où seuls son propriétaire et quelques amateurs d’outsiders l’avaient trouvé assez séduisant pour placer quelques billets sur ce qui restait de sa crête. Ce n'est pas à ce coq, à ce mauvais caractère, qu'on aurait fait avaler son maïs-guêpes arrosé de jus de citron car le Général avait des goûts sophistiqués. Entendez plutôt : encore cochet, c'est autour des tombes du dernier décédé de la commune qu'il alla picorer crête, oreillons et barbillons que venaient de lui sectionner Wilfrid. On l'avait même retrouvé un jour presque agonisant à l'entrée du cimetière après qu'il eut dépecé un chapelet en jais noir laissé par inadvertance sur le rebord de la dalle en marbre à peine scellée sur le souvenir du défunt Commandeur, Arsène Tamarin, dit Boniface.

Une autre fois, c'est à une mangouste, venue avec de manifestes mauvaises intentions et prétendant lui masser sur l'heure cuisses et jarrets, qu'on ne sait par quel miracle il parvint à dicter sa loi, mais ce ne fut pas, croyez moi, affaire de coups de bec et d'éperons ! Devait-on croire la Veuve Eternel qui, témoin privilégiée de la scène, relata ce qui suit : "Il était en train de picorer la terre. J'ai d'abord cru que c'est du manioc qu'il cherchait. Mais à la façon délicate dont il sélectionnait ses œufs de fourmis rouges et ses ailes de ravets, j'ai tout de suite vu à qui j'avais affaire : un coq à sortilèges. Donc quand je me suis aperçue que la mangouste allait lui régler son compte pour de bon, je me suis dit qu'on serait bien débarrassé. Mais jusqu'à aujourd'hui je ne comprends toujours pas ce qui s'est passé devant mes yeux. J'ai vu, j'ai vu mais je ne comprends toujours pas. Je me souviens seulement qu'à un certain moment le coq s'est mis à chanter. Cocoricoba une fois (lâché de sa voix de contre-ténor) : la mâchoire da la mangouste s'immobilise après une double croche suivie d'un quart de soupir. Cocoricoba deux fois, osé dans le meilleur style des ténors : le temps se pétrifie. Cocoricoba trois fois, c'est le baryton qui se mit en branle : la mangouste se fige au garde-à-vous. Cocoricoba quatre fois, résonne comme un bon solo de basse : la mangouste se met à picorer. C'est clopin-clopant comme si elle avait des vis dans les jarrets suite à la fracture de fatigue soi-disant occasionnée par le cri du coq qu'elle est repartie dans un pépiement joyeux … la tête comme rafraîchie par l'étrange confrontation. Depuis lors, c'est devenu la mascotte du poulailler."

La Veuve Eternel, herboriste déclarée, descendante selon ses dires par des torrents tortueux de Jean-Zoulou XXIX, qui était on ne peut plus empêtrée dans le langage du vent, décortiquait en revanche à merveille celui des coqs. Elle put ainsi la première sans difficulté comprendre que ce coq gris de haut lignage possédait le don. Le don d'exorciser. Cocoricoba une fois : c'était : "Au nom de Jésus-Christ, notre Dieu et Seigneur; par l'intercession de l'Immaculée Vierge Marie, Mère de Dieu, du bienheureux Michel, archange, des bienheureux apôtres Pierre et Paul et des Quatorze Saints (et forts de l'autorité sacrée de notre ministère), nous entreprenons avec confiance de repousser les assauts et artifices du démon." Cocoricoba deux fois c'était : "Que Dieu se lève et que ses ennemis soient dispersés; que devant sa face, s'enfuient ceux qui le haïssent. Comme s'évanouit la fumée, qu'ils s'évanouissent ; comme fond la cire dans le feu, que les pécheurs disparaissent devant Dieu". Et Cocoricoba trois fois c'était bien sûr : "Nous t'exorcisons, qui que tu sois : esprit immonde, puissance sadique, horde de l'infernal ennemi, légion assemblée ou secte diabolique : au nom et par la puissance de Jésus-Christ + Notre-Seigneur, sois extirpé et chassé de l'Eglise de Dieu, des âmes créées à l'image de Dieu et rachetées par le sang précieux de l'Agneau divin +. N'aie plus l'audace, perfide serpent, de tromper le genre humain, de persécuter l'Eglise de Dieu et de tourmenter et cribler comme du froment les élus de Dieu +. Le Dieu Très-Haut te le commande +; Dieu à qui dans ton immense orgueil, tu prétends encore t'égaler ; Dieu qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. Dieu le Père te le commande + ; Dieu le Fils te le commande + ; Dieu le Saint-Esprit te le commande +. Le Christ, Verbe de Dieu fait chair, te le commande +. Lui qui, pour sauver notre race perdue par ta haine, s'est abaissé se faisant obéissant jusqu'à la mort ; Lui qui a bâti son Eglise sur le roc solide, et décrété que les portes de l'Enfer ne prévaudront jamais contre elle, parce qu'Il demeurera avec elle tous les jours, jusqu'à la consommation du siècle. La vertu cachée de la Croix te le commande +, ainsi que la puissance de tous les Mystères de la foi chrétienne +. La glorieuse Vierge Marie, Mère de Dieu, te le commande +, elle qui, dans son humilité, écrasa, dès le premier instant de sa conception immaculée, ta tête folle d'orgueil. La foi des saints apôtres Pierre et Paul et des autres Apôtres te le commande +. Le sang des Martyrs et la pieuse intercession de tous les Quatorze Saints et Saintes te le commandent +. Ainsi donc, maudit dragon et toute légion diabolique, nous t'adjugeons par le Dieu vivant +, par le Dieu vrai +, par le Dieu saint +, par ce Dieu qui a aimé le monde au point de livrer son Fils unique, afin que quiconque croie en lui ne périsse pas, mais possède la vie éternelle : cesse de tromper les créatures humaines et de leur verser le poison de la perdition éternelle ; cesse de nuire à l'Eglise et d'entraver sa liberté. Arrière ! Satan, inventeur et maître de toute tromperie, ennemi du salut des hommes. Place au Christ ! en qui tu n'as rien trouvé de tes œuvres. Place à l'Eglise, une, sainte, catholique et apostolique ! que le Christ a acquise au prix de son sang. Incline-toi sous la main puissante de Dieu, tremble et fuis à l'invocation que nous faisons du saint et redoutable nom de ce Jésus qui fait trembler les Enfers, à qui sont soumises les Vertus des cieux et les Puissances et les Dominations, que les Chérubins et Séraphins louent dans un concert sans fin, disant : Saint, Saint, Saint est le Seigneur, Dieu des Armées." Quant à Cocoricoba quatre fois, jamais elle ne se risqua à déchiffrer le cri car pour un tel déchiffrage, comme le lui avait susurré le vent, il fallait être au minimum descendant de Reine Mage. Mais comme nul ne prêtait à l'époque attention aux vitupérations de la belle en dérade, l'exploit passa inaperçu et le Général put en toute tranquillité asperger ses victimes de ses psaumes et cantiques qui retombaient en pluie fine d'eau bénite.
Vint alors l’heure de son dernier combat à la fin juillet, il y a de cela plus d'un an déjà. Son adversaire, un coq de belle prestance, Baron-Soie, un coq aux ergots en croissant de lune, avait été contre toute attente le principal animateur du combat, montrant bien qu'il possédait tous les coups du combat de coqs à son répertoire : petits pas de côté, bel uppercut en corps à corps, pression constante sur l'adversaire, détermination. Le Général, généralement insatiable, fut visiblement désarçonné par cette furia tranquille et se déroba comme s'il s'était agi du double de haies, comprenant l'espace d'un éclair que de la façon dont le prétendant à la couronne gérait ce combat, marchant sur lui, voletant, ne lui laissant aucun répit, il allait subir une cruelle désillusion. A moins d'une catastrophe Baron-Soie remporterait le combat. Wilfrid Thimotée dans un état proche de l'apoplexie, se tordait le cou au fur et à mesure que s'approchait la fin du round. Il n'y avait pas l'ombre d'un doute : son champion allait être écrabouillé. L'autre anthropophage allait l'emporter à belle cote. Déjà il voyait son pensionnaire bon pour la casserole, placé dans un sac de jute, chair promise qu'on savourerait du gésier au croupion agrémentée d'un bon riz pilaf et d'une sauce préparée au sang. Avant qu'il ne perde pour de bon ses ergots, le Général résolut d'administrer sa botte mais il se ravisa au dernier moment et en lieu et place lui décocha le plus épuré des plus venimeux chants de coq. La botte de Bois-Bandé, comme l'avait alors illico rebaptisée un public goguenard et incrédule, paralysa l'adversaire, qui n'en pouvant mais, se lacéra les ouïes afin de ne plus entendre. Ah ! Il fallait être là et voir ce jabot gonflé à la limite de la rupture, au-dessus de ce cou dégarni, libérer ses seize essaims d'aigus bien appuyés de sauterelles grégaires prises dans le filet sinueux de sa voix ! Pieta, signori, Pieta ! Cette botte de Bois-Bandé, en même temps qu'elle octroyait au beau Coq-d'Arçons la réputation de magnétiseur-exorciseur, avait rendu la partie adverse indolente, imprévisible, incapable, impotente. Et jusqu'au germe que le pauvre Baron-Soie plaçait naguère d'un seul coup de coutelas purifié au tafia dans les œufs de ses poules en devint engourdi que c'était prodige. Et pourtant ce dimanche-là encore, pour la revanche, bien que le Général fût le doyen de la compétition, pour son entraîneur il était hors de question de n’être qu’un pale figurant même s'il reprenait la compétition après un an de retraite dorée comme reproducteur. Noblesse oblige ! Et même si le favori était devenu par la force des choses Baron-Soie, le challenger de Station Wolfork qui avait par on ne sait quel miracle récupéré l'usage de ses tympans, la machine à mettre des coups, l'un des grands espoirs qui croyait pouvoir tirer favorablement son épingle du jeu, il n’était pas du tout exclu que Coq-d'Arçons puisse jouer un tout premier rôle sur l'arène. « Ce coq gris c’est un coq de fer, même s'il reste sur des performances obscures. Il fait partie des concurrents en vue. Attendez seulement pour voir. Même s'il souffre régulièrement des ergots, il est maintenant à cent pour cent de ses moyens et n’oubliez pas : il est frère utérin du mythique Pois d’Angole », expliquait encore avec des trémolos dans la voix le propriétaire-entraîneur au journaliste de la radio venu l’interviewer. « Va-t-il encore cette année jouer son va-tout et terminer … a cappella ? » s’était interrogé l’insolent quidam. Pendant son année sabbatique sa réputation d'exorciste fit comme une traînée de poudre le tour de l'île. Que Satan et les Anges Rebelles prennent garde, il y avait désormais un mâle-coq exorciste et maître de musique sur l'archipel des Reliques ! Longtemps Wilfrid Thimotée s'était refusé à toute idée de combat, de revanche pour son protégé. N'avait-il pas dit tout ce qu'il avait à dire en remportant 37 de ses 37 combats, dont trente-six avant la limite ? Que pouvait-on encore lui demander ? N'avait-il pas droit lui aussi comme tout un chacun à une retraite paisible auprès de ses poules ? Alors pour lui forcer la main, on mettait en doute ici et là ce dernier combat considéré comme entaché d'irrégularité : A-t-on jamais vu un coq gagner par K.O technique ? Car ce chant du coq c'était vraiment un K.O technique ! Mais Wilfrid se retranchait derrière le règlement de la Société gallodromique des Reliques. Selon le dit règlement, en vigueur jusqu'à nouvel ordre et qui avait donc force de loi, un genou à terre équivaut à une défaite. A quoi bon vouloir refaire l'histoire. Le plus fort avait gagné, point, à la ligne. Mais les mois passèrent, la Société gallodromique modifia son règlement où désormais il était fait mention expresse que le chant du coq était une arme interdite lors de ses réunions ; les dents de promoteurs venus de tous azimuts s'aiguisèrent et Wilfrid sut qu'il ne pourrait repousser l'échéance vitam eternam. Il faudrait bien un jour que le Général affronte un challenger une dernière fois et lutte à armes égales sans utiliser sa voix ou alors c'était comme jeter sa couronne si patiemment tissée dans les halliers. Mais aussi, il fallait laisser le temps au temps : qu'il mène à terme sa tache rémunératrice de reproducteur. Après on verrait.
Vint le jour de voir : ce matin-là, à six heures, il y avait messe à l’église Saint-Antoine-des-Divins-Plaisirs. Wilfrid Thimotée se rendit, porté par le seul rhum qu'il venait de respirer en face chez Boniface, dans sa travée habituelle au dernier rang. Sous son banc il glissa l'air de rien le sac de jute où Coq-d'Arçons se reposait les yeux en attendant son petit bain d'eau bénite. Un seule odeur de caca poule prit possession de l'église. Il se mit à pleuvoir des hallebardes de fiente sur les vitraux. Il vit clairement comme de l’eau de roche la chapelle se transformer en loge et son Coq-d'Arçons batifoler en caquetant au sommet de la croix promue mât de poulailler. Et alors il comprit. Un coq de son élevage, et pas n'importe lequel puisqu'il s'agissait de Coq-d'Arçons, avait été élu ! Oui, un coq à lui, élevé par lui pour atteindre les plus hautes marches du royaume du coq, terminerait coq de clocher ! Wilfrid Thimotée se frotta les yeux, se pichonna le coude. Ce ne pouvait être que manigances du Grand Usurpateur ! A moins que ce ne fût l'ange des coqs qui le narguât du haut de son deuxième ciel ! Et il esquissa aussitôt un rapide signe de la Croix. Mais non, il n’avait pas la berlue. Ce Coq-d'Arçons, ce coq à plumage gris, ce coq de qualité aux origines à faire frémir, qui comptait jusque des faisans albinos dans sa généalogie, ce premier bec, la perle rare, sa perle rare ! Son Général, la coqueluche des pitts, il fallait s'en faire une raison, ne finirait pas Connétable, chef suprême des armées du roi Coq, du moins pas dans cette incarnation. Engourdi comme il l'était dans le rhum, il ne pouvait faire part de sa vision à personne mais cela ne l'empêchait pas de prier, ce qu'il fit à tout ballant. S’il ne s’était agi que de lui-même Coq-d'Arçons serait resté coq-étalon, fonction à laquelle il excellait et de plus il avait un manque flagrant d'entraînement pour être resté sur la touche pendant de trop longs mois (le régime de coq de combat n'est pas celui de coq de basse-cour) mais, à vrai dire, maintenant tout cela dépassait sa simple volonté. Le protégé de l’entraîneur-propriétaire Wilfrid Thimotée, maître-tacticien, ne lutterait ni aujourd'hui à la réouverture de la saison sur le coup de midi avec ses éperons, sa crête, son bec et ce qui lui restaient de faucilles et de rémiges bénis aux fonts-baptismaux de son église, ni demain, ni après-demain portant casaque à damier jaune et bleu, toque verte. Finie la longue année de disette, au son de la clochette il allait, maintenant qu’il était sûr de la vocation de Coq-d'Arçons le confier à l'Eglise et effacer ainsi en contrepartie toute une vie et demie de pêchés, s'écriait le propriétaire de l'Exorciste. Et alors malheur aux parieurs qui l' abandonneraient juste en ce moment précis où il était prêt à donner le meilleur de lui-même pour l'archipel aux Zoulous, pour Kalakata, l'île qui l'avait vu naître, pour Dieu et pour l'Eglise ! La conversion, signalait Loïs Séraphin, le directeur-arbitre, présent comme par hasard lui au premier rang, allait selon toutes les apparences se dérouler sous un véritable déluge ! A quoi Monsieur Wilfrid répondait en murmurant presque en catimini, entre amateurs de tuyaux de dernière minute qui se respectent, que, loin de la diminuer, la pluie revigorait Coq-d'Arçons. Il était proprement galvanisé comme en témoignait son combat il y a quelques années, sa meilleure performance à ce jour, où il avait tailladé de ses ergots d'acier cou, yeux et jarrets de l’intouchable Nègre-Bois qui ce jour-là aurait dû gagner quand bien même l'adversaire fût mangouste et l'arène faite de braises incandescentes ou de lames franches. Monsieur l'Abbé Prêcheur qui jusqu'alors ne s'était scandalisé outre mesure des exorcistes de tout crin qui fleurissaient sur l'île, devant la publicité faite à cette nouvelle vocation se devait de réagir, et énergiquement. Si même les coqs de combat entraient en religion qu'allait-il devenir de son pré carré ? Il se remémora alors qu'il avait été mandaté lui-même en son temps par ordre de Sa Sainteté Léon XIII pour lutter contre le Grand Usurpateur et ses manifestations les plus sournoises entre lesquelles figuraient les combats de coqs. Ces combats dégradaient l'animal et dégradaient l'homme. Il enjoignit donc ses ouailles de prier saint Michel, archange : "Prince très glorieux de la Milice céleste, saint Michel, archange, défendez-nous dans le combat contre les princes et les puissances, contre les dominateurs de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants répandus dans l'air. Venez au secours des hommes que Dieu a faits à l'image de sa propre nature, et rachetés à grand prix de la tyrannie du démon. La sainte Eglise vous vénère comme son gardien et son protecteur. A vous, le Seigneur a confié la mission d'introduire dans la céleste félicité les âmes rachetées d'écraser Satan sous ses pieds, afin qu'il ne puisse plus retenir les hommes dans ses chaînes et nuire à l'Eglise. Présentez au Très-Haut nos prières, afin que, sans tarder, le Seigneur nous fasse miséricorde. Vous-même saisissez le dragon, l'antique serpent, qui est le diable et Satan, et jetez-le enchaîné dans l'abîme, pour qu'il ne séduise plus les nations. "

Les voies du tintamarre sont impénétrables et quand la foudre frappe elle sait ce qu'elle fait. Elle ne fait pas dans le détail. O Dieu du ciel, Dieu de la terre, Dieu des Anges, Dieu des Archanges, Dieu des Patriarches, Dieu des Prophètes, Dieu des Apôtres, Dieu des Martyrs, Dieu des Confesseurs, Dieu des Vierges, Dieu qui a le pouvoir de donner la vie après la mort, le repos après le travail. Délivre-nous du coq. Parce qu'il n'y a pas d'autre Dieu que Toi, et qu'il ne peut y en avoir d'autre que Toi, le Créateur de toutes les choses visibles et invisibles, et dont le règne n'aura point de fin. Délivre-nous du coq, ô Singe Vénérable.
Après les humbles et innombrables supplications à sa glorieuse Majesté d'user de sa puissance pour délivrer l'île et la préserver de toute tyrannie des esprits infernaux, de leurs pièges, tromperies et méchancetés, par Jésus-Christ, Notre Seigneur, ainsi soit-il, des embûches du coq, l'île fut délivrée, Seigneur. Le ciel est un orchestre impitoyable. Malheur à celui qui s'écarte de sa partition car le tonnerre y est rarement d'applaudissements.

Vint donc le tonnerre, du tonnerre jaillit la fourche à deux dents d'où se précipita le chant d'un cygne qui stationnait en même temps au-dessus de Kalakata et de Station Wolfork : à Kalakata, dans l'archipel des Zoulous, décapité fut le coq du clocher de Saint-Antoine-des-Divins-Plaisirs par une note plus aiguë que l'autre, pendant que son jumeau adoptif, notre pauvre Général, aux cent vingt-huit quartiers trois-quarts de noblesse, portant le numéro 9 et pesant 17 kilos, en recevait une autre en plein cœur, dans les hauteurs de Station Wolfork, dans une voltige baroque d'hosties et de vin consacré, ayant juste le temps de gémir en anglais avec une dernière pensée pour saint Guy, son protecteur: "This was to be my last performance". Le lendemain matin on retrouva Wilfrid Timothée démantibulé par un coup de grisou.

Le Bal d'Entre-Deux-Morts : Chapitre 11



11

Ce fut en la qualité de chasseresse d’ouragans chevronnée, physicienne instinctive brevetée ès transhumances du coup de rein, médaillée par ailleurs ès tressaillements imperceptibles du bassin tout en étant en sus diplômée honoris causa docteur-doctoresse, qu’on retrouva quant à elle vers les sept heures du matin Artémia, pauvre bougresse, errant faite hippocampe, factice et clinquante, aux aguets entre tortues de mer avalant corolles de méduses et tentacules mortels de physalies. En grande prêtresse de la danse basse sur vent solitaire, des ascendances et des vrilles, elle venait, disait-elle, de présider in extremis du haut de ses trente-huit cyclones et quelques bonnes poussières, à l’enterrement de sa vie de donzelle pour pouvoir convoler en de justes voltes, par-devant les dieux et à huit quarts du lit des hommes, avec son roi d’amour, un dénommé Eternel, monarque sans fraise ni collerette des Reliques, Eternel XXIX, Sosso pour les uns, Victor-Solange pour les autres, cyclone itinérant de son métier et fabricant exclusif à ses heures de vent et de pluie. Un fameux gaillard, cet Eternel, un super capitaine au long cours, à l’entendre, bien que maigre comme un clou de girofle et toisant un mètre soixante-quinze au garrot. Virtuose tout bonnement. Pas un cyclone junior à la manque, un cyclone va-nu-pieds sans vigueur, un cyclone réformé numéro deux, atteint d'hydrocèle, ah ça non. Du solide, du baobab ! Du manganèse, du tungstène ! Le bougre était taillé dans une météorite ! Du feu fait dans du bon ciment ! Une force de la nature, un roc lisse comme un volcan mort-né, roulé, brassé et dépigmenté par le flux et le reflux d’un morceau de mer ancré on ne sait comment sur l’île aux Zoulous, après avoir marcotté sa gourme de glyptodonte au vent rêche comme sous-le-vent, caboté et barboté en long en large et en travers dans toutes les échancrures boréales comme australes de l'Autre Bord.

- Mariage pluvieux, mariage heureux ! clamait Mademoiselle la Chevalière à qui daigne l’entendre. Ni Monsieur le Juge, dépéché de la capitale, ni Monsieur l’Abbé prêcheur, d’une élocution laborieuse, n'acceptèrent, malgré la charge de malédictions et de fiel qu'elle fit luire à leurs yeux, de faire prêter à Artémia envers son époux serment de fidélité, secours et assistance quand elle avait chaussé les escarpins vernis dont elle couvait jalousement les évents et les empeignes depuis Hérode, fils de Cyrus et de Cassandane. Prendre mari entre mardi et mercredi, alors que l’adage dit bien expressément : “Entre mardi et mercredi, ni mariage, ni voyage en mer”, pourrait paraître saugrenu et prêter à sourire.

D’autant plus que, même pour l’observateur le plus averti des Reliques, on ne trouvait trace ni de cour assidue égrenée au rythme de la marée et ponctuée de roucoulades, ni à fortiori de liaison tapageuse avec chéri chérie à la volée, dévorement des yeux, promenade bras dessus bras dessous, bref, d’idylle à la folie au grand jour, de corps à corps effréné en plein dancing entre tourtereau et grive. A vrai dire, pour être tout à fait honnête, dans la mesure où il n’y avait eu ni fiançailles, ni demande en bonne et due forme, ni même pour le moins de consentement libre et sain du gentleman consort, nombreux seraient ceux qui, aussitôt que la nouvelle leur irriguerait l’oreille, qualifieraient de chimérique cet hyménée de fantaisie, considérant qu’un vol nuptial entre mardi et mercredi vers les zéro heure et quelques miettes en plus ou en moins du matin, avec en guise de mari un esclave en marronage en complet-veston de cheviotte pied-de-poule, chaussures de daim et fixe-chaussettes, pas même une cordelette à l’auriculaire, et pour unique témoin impartial une vieille peau de lune désincarnée juchée sur ses talons aiguilles, ce n’était que dévergondage mystique, apostat et hérésiarque ne méritant pas qu’on lui accorde plus davantage voeux de bonheur et prospérité !
- Trêve de plaisanterie, la compagnie. Ne soyons pas dupes, l’assemblée ! dirait l’un sans ambages.
- Foutaises que tout cela. Foutaises, vous dis-je ! renchérirait l’autre.
Pour tout un chacun, il n’y aurait pas eu l’ombre de la pénombre d’un témoignage digne de foi du moindre minime petit infime frôlement entre cette gueuse (comment l’appeler autrement ?) et le prétendu par procuration pour lequel, soit dit en passant, aurait-on remué ciel, terre et mer à la recherche de reliques, on n’aurait récolté de cet Eternel Victor-Solange, Sosso, XXIX et consorts que marabout, feu follet, terre de feu et tempête en mue perpétuelle. Selon toute vraisemblance, les fiancés mystiques n’avaient jamais trempé ne serait-ce que l’extrémité du bout de la pointe des lèvres dans la même calebasse de champagne. Alors, jugez ! Mêler leurs sabots maculés de goémon ! Bref ! En un mot comme en six cent soixante-six, c’était bien là un simulacre de mariage, une caricature de noces, un requiem de femelle en chaleur ! Ah mais pourquoi donc n’avait-on pas interné la scélérate alors qu’il en était encore temps !
Et maintenant la petite aguicheuse, la gourgandine, l’ange de mer avide de requins cornus aux épines tranchantes, qu’allait-elle encore inventer, elle qui ne rechignait à rien, pas même à louvoyer tous azimuts avec la mort et le choléra pour assouvir ses plus absconses fantaisies ?
Ainsi profanes et initiés babilleraient-ils, tissant et métissant leurs mauvaises langues de corbeaux et de maquerelles dans un jeu sans vergogne à la gloire des tridents fourchus et des tentacules éphémères de Saint-Cancan.

Oh, heureusement me direz-vous, que pour faire face au tollé et à la médisance, la pauvre déglinguée n’avait même pas pris la sage précaution de déloger (contre espèces sonnantes et trébuchantes) deux bonnes douzaines de souteneurs et de soutireuses de vice, en grande tenue s’il vous plaît, qui, sans doute mus par le désir d’intégrer les délices d’un cortège nuptial long de neuf heures de bombance à boire tout son saoul et manger du bon et du meilleur, auraient été vingt-deux mille fois plus prompts que l’éclair (ce qui n’est pas rien) pour affirmer la main sur le coeur ou sur la Bible et la tête de leurs enfants nés et à venir (et avec quel toupet), avoir été confidents d’une promesse de mariage proférée à marée basse à la faveur d’un boucan de fumée d’alcool.
Mais par ailleurs, comment les autorités tant civiles que religieuses auraient-elles pu ajouter foi à ce délire d’illuminés, aux élucubrations lubriques de cette bande de dévergondés éconduits ou délaissés qui, confondant vitesse et précipitation, vessies et lanternes, auraient sans barguigner signé des deux mains leur déclaration sur l’honneur d’une croix analphabète ?

Imaginez ! Une noce mystique ! Pourquoi pas par contumace ? Non, non, non, trois fois non ! Non sincèrement non ! Sincèrement, je ne vous dis pas la mésalliance ! Chacun voit midi à sa porte et le soleil à sa fenêtre, il est vrai ! L’amour a mille facettes, soit deux fois plus de déclinaisons aromatiques qu’une gousse échaudée de vanille bourbon, dont chacune peut être prise pour de l’argent comptant capable de déplacer la mer dans les montagnes, ces repaires de corsaires, flibustiers et pirates pour assister à une treizaine de neutralisation entre la mort et la vie... Certes... Mais, tonnerre ! Pourquoi diable cette hérésie d’aller chercher midi à quatorze heures quand l’imposture crevait même les yeux atteints de cataracte congénitale à plus d’un kilomètre et demi ? Dites-moi, en toute conscience, Messieurs et Dames, soit dit entre nous, marier une marchande de feuillages, autoproclamée voyante et guérisseuse, au buste atteint de polymastie, en dérade par-dessus ça, et un vieux cyclone mâle caduc et poltron (oui, poltron, car seul un poltron fini, ou un condamné à mort, aurait pu se prêter à de telles pratiques) ? Il faut le voir pour le croire. Il était six heures du soir et l'Angélus commençait à peine de retentir en ce mardi d'occulte mémoire. Comment justifier ces épousailles paradoxales quand on sait qu’il est des fois où un chandelier coûte plus cher qu’un enterrement ? Mais que faire ? Pour Artémia qui avait préféré se clouer sur la croix pour pouvoir fêter Pâques avant les Rameaux à douze jours de la procession, pour Artémia qui avait envisagé pour la procession des cercueils un rue tapissée de sel coloré, de sable et de café et jonchée de pétales de flamboyants, pour Artémia qui avait manigancé de si belle façon son entrée dans le monde par cette soirée de gala, le point d’orgue des cérémonies resterait indéfiniment en suspension... Instinctivement elle pressentait que la dégringolade approchait à grands pas. Il n’était pas question de ne pas payer quelque promesse que ce soit. Les génies réclamaient leur nourriture, leur banquet de sang, leurs sacrifices, les génies avaient faim, il fallait à tout prix respecter le rituel, les génies de toutes origines et de toutes catégories, les génies du Nord, les génies du Sud, les génies de l'Ouest, les génies de l'Est, tous s'étaient donné rendez-vous chez elle, Artémia et n'entendaient pas retourner bredouille. Des quatre points cardinaux elle était encerclée. Elle encourait, elle le savait, l’excommunication sans droit à pénitences, peines médicinales et expiatoires jusqu’à la fin des temps, l’ensevelissement sans rémission sous les eaux de la mangrove rouge. Alors il était hors de question de ne pas s’acquitter d’un péage à Saint-Antoine-des-Divins-Plaisirs et aux Quatorze Saints Intercesseurs. Mais d’un autre côté, malgré une semaine de battues effectuées en long et en large de Kalakata avec son raccoon apprivoisé Roucou, il fallait se rendre à l’évidence : l'Eternel de son coeur avait bel et bien disparu de la circulation. Volatilisé l'Eternel. Désintégré le Victor-Solange. Comment vivre désormais sans déraison ? Des cyclonologues annonçaient bien là-bas à des milles et des milles des Reliques un cyclone en formation sur l'Autre Bord. A n’en pas douter, elle en viendrait à bout de ce cercueil de raison, de cette procession, de cette Mer d’Entre-Deux-Morts dût-elle y passer trente-sept autres treizaines à Saint Antoine ! Seules traces palpables de sa brève romance avec le Bien-Aimé, des poèmes secs comme des brindilles de pierre philosophale commençaient à bourgeonner dans son ventre à toute heure du jour et de la nuit. De picotements en ballonnements, de points de côté en haut-le-coeur, il fallut bien là encore se rendre à l’évidence. C’était la parole, cette calamité sacrée, qui la démangeait, la prenait d’assaut et elle était mâle, et elle était femelle, et elle était en chaleur, l’infidèle. Une parole enceinte qui prendrait plus tard comme nom, celui d'Ondine Guimbo. Alors à défaut de procession de cercueils ce fut le début d’un étrange fait divers qui soixante ans plus tard resterait figé dans les esprits. Jamais l’on ne sut par quel miracle le marteau de menuisier de son père, feu Anicet Guimbo, avait atterri entre les mains de Mademoiselle la Chevalière. Salve Regina, mater misericordiae ! Toujours est-il qu'au petit matin du dernier jour de la Treizaine à Saint-Antoine-des-Divins-Plaisirs, à l'aube du grand défilé des cercueils prévu, ce fut au contraire le grand Martelage sur la Place des Quatorze. Après avoir asséné sept coups de marteau d’est en ouest puis de nord au sud sur chacun des Quatorze, l'Intercesseur en Personne seul épargné du terrible martelage, du terrible poinçon désignant ses congénères bons pour l’abattage, Mademoiselle la Chevalière installa tranquillement sa personne au sommet de l'Intercesseur en Personne. C’est ainsi qu'un cercueil en papier mâché en forme de cosse de haricot bleu indigo prit possession de la Place des Quatorze au petit matin de la procession et que la Veuve Eternel (car c’est ainsi qu’on appellerait désormais Artémia-Cora Guimbo dite Mademoiselle la Chevalière) commença son envol dans la déraison par une homélie en plein verger :

- Il pleuvait à perdre haleine quand m'apparut en majesté mon Bien-Aimé qui se dégonfla en moi de toute sa charge de manne diluvienne, houle salée et pimentée d’oeufs non fécondés qui inonda sans crier gare les moindres recoins de mon palais. En ce temps de déconfiture, en ce temps de débandade, à ce moment exact commença l'orgasme, la lune de fiel qui révéla en moi la femelle parthénogénétique. Les oeufs non fécondés de mon Bien-Aimé donnaient naissance à la bride des cerfs-volants de l'Angélus tantôt à des ouragans mâles tantôt à des ouragans femelles qui, à peine éclos, à peine affranchis s’empressaient au plus vite de réaliser leurs trois pas dérébénales de chaos sur l’échafaud. C’était sans compter sur le quadrille qui tranquillement attendait son heure pour se lâcher le corps et libérer son arôme sous le regard attendri du soleil qui venait à peine pourtant de fermer ses yeux pleins de caca sommeil.

Le Bal d'Entre-Deux-Morts : Chapitre 10



10

Orphélien-Félix Lambi-Lambi de Tito-Dandy ! Ah ! Pour s’accoster à un tel énergumène, il fallait en avoir du courage, ça, oui ! Et pas en dose infinitésimale, non ! Il fallait du courage tout bonnement ! L’homme était dérangé, il n’y avait aucun doute possible là-dessus. Voilà ce qui confirma les soupçons qui de toutes façons pesaient déjà lourd de tout leur poids sur le vieux débris : il y avait derrière la bâtisse une porte dérobée contre la serrure de laquelle Artémia n’eut aucun mal à plaquer ses yeux. Un petit coup d’oeil de rien du tout, ni vu ni connu et voilà le tour était joué. Sans un grincement, la chevillette chut et la porte se déverrouilla et vous savez quoi ? le dépravé était là tout tout nu dans son costume d’Eden vêtu à peine par un tablier de cuir, assis sur une chaise en train de manigancer quelque chose avec du papier. Vu l’heure avancée, ce ne devait pas être trop catholique vu que pas même une lampe à la Vierge ne brûlait tranquillement son petit bonhomme de mèche dans l’eau et l’huile mélangées pour exorciser les cauchemars. En jetant un regard en quinconces elle ne put s’empêcher de voir son Goldsmith, raide comme un fer de lance, entre bouterolles et résingles, en pleine méditation, envolé semble-t-il jusqu'aux confins de tout l’Anostrakhan. Mais cela ne semblait lui faire ni chaud ni froid, tout occupé qu’il était à sa lecture. Il lisait à voix basse mais suffisamment pour que les oreilles de raccoon d’Artémia puissent l’enregistrer. Elle écouta ainsi l’apparition, la créature presque irréelle, murmurer sa première encyclique :

"Tapi dans la mangrove, bondissant...

Le ciel aux trois-quarts nu

De giraumon, d’urine et de sang...

Assis sur le trottoir, le ciel tousse

Ivre de parfums errants,

De brocarts et de confettis à ses trousses.

Assis à marée basse, électrique...

Insensible aux chevaux des dieux

Qui tournoient

Au-dessus des tambours

Qui chavirent Insensibles

Aux orgues charnelles

Des moites guérisseuses...

Le ciel caracole,

Glisse, contorsionniste,

Voyageur immobile

Démêlant le cours des amours urgentes

Entre les atolls obscurs

De cacahuètes et de bonbons,

D’anges et de démons...

Cabriole, tiède et poisseux,

Cisaille à contre-jour

L’orpailleur en transe

Aboyant dans le sérail de mes âmes

Sevrées, esseulées...

L’aube culbute

Dans les lambeaux du gouffre

Dans les serpentins du soleil

D’où sourdent, dégénérées,

Les jambes et les larmes

Qui fraient encore, exotiques

Sur les pilotis

Du carnaval nocturne

D’où va saillir le jour."

Ah, non ! Mais que pouvait bien signifier cette histoire de jambes sourdes et dégénérées ! Elle tendit l’oreille, elle avait tout son temps, elle resterait là comme l et a font la, jusqu’à ce qu’il se démasque, l’Incunable. Il osa continuer pendant que la pluie redoublait son désordre de plus belle :

" Il pleut sur le kiosque des songes

Des encres mornes

Comme des brindilles

Enfantées de l’oeuf tiède

Où s’aimante

Délicieusement noire

La mygale

Fleuve des nuages

Qui emballe

De son ouate ludique

Le rayon nain

Dérobé

Au serpent arc-en-ciel

Enfin rassasié".

Ce qui ne devait pas être rassasié, c’était son morceau de fer, vu la façon dont il pointait, malgré le tablier de cuir, vers les étoiles à l’Orient en plein Pandémonium. Mais l’enlumineur illuminé continuait son flirt jusqu’à l’épure, imperturbable :

" Tellurique, dame Terre esquive les amarres

Effervescentes. Le ciel, hameçon entre les îles,

Rayonne, entonne l’odyssée perpétuelle,

Pion libre dans l’espace

Sempiternellement baigné par les baumes

Incendiaires du soleil obèse, son jumeau

Complice des moissons violées, oecuménique,

Humble, jadis et toujours, Terre :

Oasis, océan, oxygène, oeil

Revêtu d’or, jardin où les ombres basses

Exultent, balbutiant des airs amnésiques..."

C’était comme s’il lisait du braille sauf que ses doigts au lieu d’aller de gauche à droite parcouraient compulsivement le document de haut en bas. Etait-ce un document photographique ? Elle purgea encore plus son oeil pour enfin s’apercevoir que sur le papier photographique Kodak qu’il avait en main, il n’y avait que blancheur saline d’immaculée conception. Voilà qui commençait à plus qu’intriguer d’autant plus que le bougre ne débandait pas, ce qui somme toute était un fort joli spectacle après les émotions avortées de la nuit. Mais il fallait qu’elle en eût le coeur net, aussi plongea-t-elle à défaut d’yeux ses oreilles dans l'homélie-fleuve du forcené.

"Rebelle lascive

Telle la lune blette

Suçant les corps subtils

Des mangues sauvages

Enroulées dans la pluie d’obsidienne...

Courtisane de toutes les brousses

Avaleuse de poisson vivant

Pour mieux apprendre à nager

Dans les moues du fleuve douillet...

Les lacets se cabrent, dans un baiser de peaux, de tôles et de croix

Les laves du dernier décan affleurent,

Saupoudrent l’écloserie de marbre humide

Et la pellicule humide de feu cru

Enfouit les dieux écartelés

Aux moues du fleuve endiablé..."

Il avait dit “pellicule”. A présent qu’elle allait pouvoir le ferrer ! Mais pourquoi ne pas jouir encore un peu du délire en attendant que l’animal se révèle.

"Soudain pagayer dans le vent et découdre l’odeur légère de la forêt

Chasser les désirs cueillis dans la poudre des oiseaux rares

Et repriser dans les entrailles des pétales juteux...

Puis amarrer à la lumière verticale des matins

Un éclair avec le mot “boum”. "

L’espace d’un moment elle vit nettement une lumière verticale des matins se saisir de son poinçon de maître. Elle chercha en vain l'aigle bicéphale sous une fleur de lys couronnée entre deux grains. Elle chercha en vain le secours de la flamme réglable d’une lampe à pétrole à mèche et manchon de verre. En vain. Elle eut beau se purger les yeux, déployer ses antennes, chercher la source. Rien. Il ne parlait pas à une lumière, non, il parlait à la Lumière. Ainsi c’était donc ça, c’était à elle qu’il parlait, à la lumière ! Il faisait l’amour à la lumière ! Mais où allons-nous, Seigneur Dieu ? Prends pitié de la race humaine ! Mais faisait-il partie de la race humaine, ce Belzébuth qui se faisait butiner par la lumière ? Maintenant le vieux bougre ne parlait plus comme le récitant d’un mélodrame. Les mots mi-clos s’échappaient de ses yeux . (Maintenant la voilà qui se mettait à parler comme lui : les mots mi-clos s’échappaient de ses yeux. Non ce n’est pas tout à fait ça, excusez le bégaiement). Toujours est-il qu’il continuait à scander ferme dans le plus simple appareil, la bête au garde-à-vous tel un derrick débordant de crude oil :

"Nomades, où sont les nuits ?

Grince l’arc débandé du soleil

Embrassé à la portée de cristal

Des nuages en menstrues...

- Peut-être que la nuit décante

Blottie dans le nid du large

Faite une enfant, se vautre

Sous les flottilles de jasmin

Dévastant les marées,

Traquant le ressac du temps...

- Peut-être que la nuit accouche

Bien après les chaleurs

Faite une gueuse, brise

De son coeur de soprano

Les rames de glace de la lune qui s’épand

Dans un banc d’aquarelles...

- Ou peut-être, la nuit, peut-être

La nuit, lisse et lasse,

Allaite les étoiles prises

Aux moustiquaires de cendre

Où le ciel foudroyé

Bat en retraite la chamade.

- Peut-être qu’elle arraisonne

Les frêles écailles de l’orgasme total

Pour que nul ne sache

Qu’elle est née sans nombril,

Pour que nul ne sache

Qu’elle est grosse d’un jour

Au goût de sel..."

Et il attaqua le septième psaume : "

Abysses en vue ! vocifère l’huile en larmes

Faisant voler dans l’onguent vagabond

Les feux follets sortis de leur miroir,

Condors de phosphore, cyclones désemparés

Où se bousculent, palefrenières distraites,

Les couleurs qui rient en allant au supplice...

En chapelets, la lumière débouche, foule, broute,

S’autodévore sous la caresse des truelles,

Moud les étincelles, les taches, les brèches

En route vers le seuil du sacrifice,

Et dans l’embellie de l’oeil

Eclôt le prétendant buriné

Dans l’apothéose du matin soigneusement peint..."

Ah comme il parlait bien à la lumière et comme elle le lui rendait bien, à en croire ses gémissements ! Et le sans-gène continuait ses roucoulements photographiques avec le psaume huit :

"Noyée dans la saumure en flammes

Du soir délicieusement grand ouvert, l’indicible lueur

Cloîtrée dans son écrin liquide

Jalonné de boues, moustiques et palétuviers,

Harponne la braise moribonde de charbon rose

Innombrable qui serpente dans le cirque de sable

A force de nager, à force de nager

Eternellement à joncher les grèves de l’arc-en-ciel. "

“Braise moribonde de charbon rose”. A cet énoncé, elle manqua s’étouffer de rire. Ce qui l’en empêcha fut l’apparition au bout de la verge de monsieur d’une goutte de rosée d’un bleu d’outre-mer plus précieux que dix mille lapis-lazuli écrasés. Le feu commençait à prendre dans la maison, voilà qui n’était pas pour la déplaire après tant d’années d’incubation. Mais, voilà , imperturbable, il continuait ses élucubrations photographiques :

"Dans la baie, un sein vert flambe

Campant dans un bain de coton...

L’écho, hypnotique, tourne, tourne, prolifique...

Ô îles, les îles

Notes en menottes, ailes balafrées,

Miels de sel, fiels de ciel...

Ô îles, les îles

Filaments de mangue, eaux assoiffées

Larmes chaudes de tambours incoagulables...

Ô îles, les îles

D’où venez-vous, miettes de sang ?

Comment vous êtes-vous posés, papillons,

Au milieu de la grande termitière d’or bleu ?"

Plus d’une habitante de l'Ile aux Zoulous aurait dès la première strophe tourné les talons et déguerpi à toute vitesse loin de ce micmac, mais de façon incompréhensible, Artémia était comme un oiseau-mouche gligli beija-flor pris dans la glu de la lecture de l’épreuve positive sur papier de ce carnassier, incapable d’articuler pièce. L’autre par contre était intarissable sur ce qu’elle supposait être la photo encyclique numéro dix :

"Kaki, dans le jour rectiligne,

Le soleil, bibelot tiède et omniprésent,

Affalé dans les sortilèges

De la pluie ensorceleuse...

Incrustée dans son terrier maternel,

Luciole équilibriste,

A demi ivre souffre l’espérance,

Soufflant des goélettes de papier...

Les lunes se rétractent lestes et faibles,

La visibilité est bonne

De chenaux en détroits, vont, naufragées,

En débandade, les voluptés,

Roues flamboyantes

Dilacérant les haillons allumés

Des orbites sismiques..."

Ah s’il croyait la saouler avec ses rimes sans pied ni tête qui puaient l’ail et l’alcool à cent pas, il se trompait et lourdement. D’ailleurs elle commençait à comprendre le fin du fin de ce petit manège enchanté. Alors si ce qu’il avait en tête était ce qu’elle pensait, il pouvait d’ores et déjà déchanter et retirer ses chevaux de la pluie. “Monsieur, j’ai mari à mon pied et mari fidèle, puisque divinité.” Et puis quoi alors, il se figurait qu’une jeune dame de bonne famille, dans toute sa virginité préservée envers et contre tous depuis le quatrième stade larvaire, irait gâcher toute une vie de sacrifices pour “des roues flamboyantes dilacérant des orbites sismiques” ! Qu’il fasse un seul geste elle lui donnerait du “Monsieur, si vous ne vous respectez pas, au moins respectez-moi ou j’appelle au secours”. Mais l’Ancêtre s’en foutait pas mal et reprenait de plus belle sa liturgie tandis que la lumière continuait son strip-tease éhonté. Mais pourquoi ne parvenait-elle pas à prendre la poudre d’escampette ? C’est vrai il y avait des photos peut-être compromettantes, certes, mais de là à supporter cette engeance...ce palimpseste interminable...

"Zéro heure, la chauve cascade

Où le délire se découd

Dans les courbes de l’ennui...

Zéro heure, l’édentée

Déchirant les échos

Des obsèques de minuit...

Zéro heure, poupée

Aptère, assoupie

A l’ombre des rêves...

Cartomancienne hérétique

Châtrant les éruptions chagrines,

Châtrant, multipliant les yeux

Vers les plages pourpres...

Zéro heure, nymphe sourde

Défunte à la canne bossue,

Hissant le grand pavois

De la couleur polyphonique,

L’accord,

La peau du poète,

Eclipse magique

De tous les déluges..."

Elle fit mine de lever timidement le doigt comme pour poser une question à l’Inintelligible mais déjà ce dernier enchaînait son soliloque sur la photo-psaume numéro douze :

"Songes dans l’extrême sud

Monochromatique

Ancres tapissées,

Couples éteints, inflorescences...

Chevaux cardiaques

Occultés dans un nid lunaire...

Passager de la nef du fou

Fouetté par le roi si bémol

Qui monte à l’échafaud...

Battements rupestres,

Sentiers crevant les lieues

Au rythme des ailes de nuages...

La pluie soudain s’est tue

La liesse s’est tue soudain

Dilapidée dans ce jour rongé..."

Les choses commençaient à se préciser. Elle aurait voulu lui offrir quelque chose à boire pour lui délier la langue mais que pouvait-on encore délier d’une langue qui ne faisait plus lien avec rien ! Elle avait beau tenter alpha et oméga c’est toujours nada qui revenait. Mais il ne faut jamais désespérer même quand le grand cul-de-sac marin du bout du monde n’est pas loin. Un instant le Doyen se mit à consulter les photos qu’il avait décrites (un sourire satisfait se lisait sur ses paupières) mais cela s’éternisa tant qu’elle s’apprêtait à le relancer avec un “La cour dort ?” bien balancé quand il reprit sa récitation. Ou était-ce sa respiration ?

"Eteint dans la lumière, le portraitiste

Brûle l’absence mate,

La suie insolite...

La haute mer se dilue...

L’arche hiberne aussi loin que porte la vie

Dans son sanctuaire de sève

Où la terre saigne ses eaux bouclées

Qui écument des épaves de pierre

Aussi loin que porte la vie."

Non la cour ne dormait pas, d'ailleurs comment l'aurait-elle pu car vint immédiatement à la suite:

"Les îles du matin m’embrassent

Après une nuit de lune rase

Le ronflement du rayon

Macule en naissant le choeur torride

De l’alcôve qui s’écaille émaillée.

Entre traits, tracés et rayures

Flottent des oranges polymorphes

A portée des mains...

Sous la ménagerie de ses eaux poissonneuses

La gomme méthylique du soleil

Frotte dans le bassin d’étincelles

L’orchestre infime de ce lointain carnaval renié

Qui crépite, savonné...

Entre gravillons et bulles

Flottent des oranges polymorphes

A portée des mains...

Devant l’horloge en rut

Se signent les orangers...

Le soleil consent à la lune

La mare de feu

Greffée dans le pouls vivace de l’ombre ivre...

Entre ruines et volutes

Flottent des oranges polymorphes

Scandaleusement

A portée des mains..."

“Devant l’horloge en rut se signent les orangers”! Mais dans quelle Bible, dans quel missel, dans quel livre d’heures, dans quel bréviaire allait-il chercher tout ces sermons, hein ? Pourquoi pas, pendant qu’il y était : “Devant le rut des signes s’orangent les horloges”. C’était un petit peu trop facile, cette couillonnade, cet exercice de style qui défilait comme pour faire durer son seul plaisir. Et le pensum continuait :

"Le matin nage, innombrable

Salamandre aux cent venins de verre

Qui se distillent dans une encre de cendres

Offertes au soleil insatiable...

Dans le calice débordant

Des récoltes que la nuit

Ne grignote qu’à moitié,

Les sargasses du désir plongent,

Cinglant le silence des incohérences...

Hilare, la lune

Se réveille et butine

Le nectar indigo

Qui s’attarde

Comme une musique rétinienne

Aux confins du jour...

Ainsi emmurés vifs

Dans le flux impénétrable des reflets,

Vont à l’aveuglette

Dans le palais des singes volants

L’amour et ses tribus aborigènes

Veillant sur la toison rouge du ciel..."

Enfin, alea jacta est ! Il l’avait prononcé le mot magique, l’amour ! Et pour cela quinze psaumes si elle ne s’était pas trompée dans ses comptes. Oui car c’était bien là la seule chose à quoi elle pouvait se rattacher : compter les psaumes, les minutes, les secondes ; mesurer la longueur du braquemart qui la narguait afin de lui confectionner une camisole de force sur mesure, convertir cette longueur en centimètres, en volume, en inches et square inches, en carats, en encablures. Rien de bien passionnant, vous l’avouerez, mais c’était ça ou l’internement d’urgence à l’hôpital psychiatrique. Mais à bien y réfléchir, n’était-elle pas depuis longtemps déjà pensionnaire d’un asile à ciel ouvert ?

"Mon deuil échoue à l’aube

Les yeux ouverts sur les laves

De ce volcan éteint

Où s’apaisent les étoiles...

La flèche de l’archer s’évanouit, fauchée...

Le licol de mousseline de l’archipel précieux

Vacille, se dissout,

Orphelin mélancolique

Murmurant des baisers d’aniline

Aux marges du rêve...

Insomnuit d’été

Si seulement je pouvais rêver !"

Premier “je”, premier “mon”. Elle ne put s’empêcher de constater un progrès, un léger mieux au cours de ce dix-septième round qui fut d’ailleurs de courte durée car les vieux démons reprenaient le contrôle dès le round suivant :

"Sur l’échiquier, la nuit chancelle, vénéneuse...

Un vaisseau de pierre au galop s’envole

Au chevet de la mer noyée

Suant la résine...

Sifflotant, le saltimbanque

Econduit les horizons pétales

Pris du soleil gemme étanche

Dans les écumes du ciel d’étain...

Bientôt, les lunes oscillent

Ondulent, se dérobent frivoles,

L’étalon noir se dissipe

Décochant des flèches en forme de coeur...

Quelque chose se brise dans le noir :

Etait-ce un masque ou un miroir ?

Quand luit la dernière tranche d’ombre

Déboussolées, dans la dune de verre, les étoiles

Bégaient...

Les coquilles se détellent de la terre réfractaire...

Le soleil dévastateur s’abreuve de ciel

Cachant les antres de brai...

Tâtant les décadences nacrées

Ointes de sueurs salines

L’amazone enfin répudiée

Chantonne aux aguets

Dans la baie couleur sépia..."

Elle ne savait si tout cela était de la poésie syncrétique, synthétique, symbolique ou syntaxique mais au moins une chose, elle pouvait dire, oui elle pouvait le dire, et elle le disait tout net : la confession n’avait rien de saint Augustin . Tout à coup Tito-Dandy parut fort marri. D’où lui venait cette soudaine contrariété ? Quelque chose qui clochait ! Ne me dites pas qu’il était extralucide, je ne vous croirais pas. Eh bien voyez-vous, la cause de cette contrariété fut tout de suite balayée (il avait sauté une photo, regardé la dix-huitième avant la dix-septième, il dut donc revenir en arrière pour une nouvelle séance d’analyse de photos) :

"Clic

Hennissement aveugle, l’île

Se déhanche

Toute soie et serpent

Contre l’épi de maïs vert...

Clac

“Marée basse”, dit la reine-mère...

Aucune abeille ne rame,

Ne laboure les pollens de la mer...

Clic

Loin des brise-lames

Lisses et bouillonnants

Des crinières sans fin et du goémon,

L’iguane sous la villa jaune...

Le long des bougies

Coule le gouvernail du silence...

Clic

Sous les fleurs délabrées de l’éclair

Dans leur hamac vert

Les vagues veuves, les vagues nues

Courent après les lunes

Et lentement chantent les araignées...

Clic

Parfums de lumière

Qui jouent, jouent, jouent

Se décomposent

Dans une brise d’alcools...

Clic

Chimères de la mer, coup de sifflet final

Rongeant les sables glauques

Les tranchées dans le ciel ouvert,

Tapis du soleil et son essaim de sujets...

Clic

La nuit, la mer fructifie

Au ralenti..."

S’il continuait comme cela, c’est elle et non l’île qui deviendrait “toute soie et serpent” ! Si au moins il avait mis tout cela en musique et chanté même en play-back, la pilule aurait été bien plus facile à avaler. Mais là, comme ça, au dépourvu, après une nuit blanche d’un mariage consanguin pas encore consommé, non ! Elle avait dansé toute la nuit de cette noce de bambou, elle pouvait bien chanter maintenant ! Elle commençait déjà à s’éclaircir la voix quand le maître-orfèvre reprit de plus belle l’opus numéro dix-neuf.

"Au feu, au feu !

Feu à la dérive !

Scandent deux coléoptères...

Le feu fuit !

Le magicien s’est brûlé

A faire sa magie.

Le pôle s’évapore

Le puits fait l’aumône

L’enfant aboie,

La moto boite,

La forêt détale,

Le lion se vêt de singe

Noir et doré

Et petit à petit

Va planer

Au-dessus de l’autel fugace

Où gît

Ululant, pullulant, virulent

Le vol agile craché

Du saxophone ténor...

L’hiver fouette le ciel

La terre meurt prématurée

Liane après liane

Sécrétant comme vestiges

Le tapis de talc

D’une aile de sirène

Et le vertige nuptial

De deux notes jaunes inachevées

Au sein des similitudes."

Alors là plus de suspense. Elle attendit la suite avec impatience car ça commençait à devenir chaud. Le texte commençait à prendre de la texture. Il avait parlé mariage. “Vertige nuptial”. Enfin du concret, du palpable, du négociable après tous ces virages en épingle. Enfin une ligne droite qui se présentait.

- Continue comme ça. Vas-y. Encore un petit effort. On y est presque. Accouche : goûte au privilège de la maternité. Laisse-toi aller. Plus que quelques contractions et on y est. Déjà le col se dilate. On voit la tête qui se présente. Pas besoin de forceps. Vas-y, respire un bon coup. Maintenant pousse pour le meilleur et pour le pire !

Mais Lambi-Lambi, le damné, le marron, psalmodiait encore de tous les diables :

"Prunelle de gris jaune

Prunelle nuit et mer

Bleu coursier d’argile

Tigresse à la crinière couleur de brume.

Dans le rare verger qu’est l’amour

Audacieuse, elle va, incendiaire

Empaillée dans un paquebot hystérique

Vers le hasard des quais identiques

Les yeux pleins de chaux.

Dans ce chant veuf, dans cette capitale pyromane

La voilà, légère,

Aspirant les équinoxes dans cet air enchaîné

En selle pour un bain d’herbes monastique

Geôlière verte

D’émeraude pure..."

Et ne voilà-t-il pas qu’il se retourne et que, tout à son encouragement, elle ne se rend pas compte que c’est elle maintenant métamorphosée qui intercepte la lumière, qui déclame un chant venu du plus profond de sa matrice, un chant lubrifiant, un chant d’ouverture et d’accueil :

"L’accordéoniste des abysses

Peint dans l’oeil de l’obscur :

Un nuage en zigzaguant

Ancre aux eaux du vide.

Et le gong sue...tumide.

Et comme en un tango antique

S’écoule le cri acide

Des teintes atteintes par les balles,

Hoquet du temps incarné

A l’aube d’une pluie sèche de chaleurs vertes.

Et le gong sue...tumide.

Et comme en un tango marin

Caracole la pirogue étoilée du tigre intime

Renversant de son parapluie

Les certitudes les plus ensevelies de la peur.

Et le gong sue...tumide.

Et les papillons enfantent

Des flammes dans les sables mouvants,

Des harpes éoliennes

Comme des gymnastes hués par le soleil en ruines

A la recherche des marées sèches.

Et le gong sue... tumide.

Et comme en un tango de funambules

Les oeillères des brebis galeuses

Traversent la toile, vieillissent, exhument le salpêtre

D’un bandonéon dont la sueur incendie les cernes

De la nuit qui jazze..."

Et elle poursuit comme irradiée, prête à frayer sur le premier lit de gravier venu :

"Tendrement

Le messager lit

Les lignes du vent,

Prend le pouls

Du ventre jaspé

De la basilique d’encre de chine :

-Là-bas, sous les monts de Vénus

Rode le messager,

Troubadour englouti

Par une lave obscure,

Passager invisible

Des failles muettes

Qu’il restaure encore...

Tendrement

Le messager

Harponne

Les coquilles du temps...

A la pointe de l’hameçon,

Un morceau de vitrail

Où à peine filtre

La lueur des entrailles,

On devine soudain

La forme d’un cheval marron

Qui hennit."

La porte s’ouvre cérémonieusement et c’est comme si sa vie de spirale anti-moustiques se consumant sans flamme avait perdu son parfum d’alléthrine :

" Bleu roi

De ces couleurs pièges.

Bleu de ces teintes imprévisibles.

Issu du venin tribal

Des roses du désert

Le bleu tombe,

Comme un nuage de coton doux,

Sur la brousse atlantique des lèvres

Enflées de secrets,

Où, hystérique, il donne le jour

Sous le kiosque sympathique des pluies cyanes

A une larme de sang,

Daltonienne.

Bleu roi

De ces couleurs mutantes :

Seul le baiser de cobalt réchauffe

Les escales mélancoliques

De ces ailes closes,

Révèle les jeux d’artifice,

Et murmurant des flammes,

Fait évanouir

Le deuil magnétique

Des rênes d’ivoire...

La flèche de l’archer pénètre,

Débridée,

Le voile de mousseline de l’archipel précieux

Qui vacille, se dissout,

Orphelin en suspens, spectre d’aniline

Aux gants d’émeraude

Et aux chaussons d’améthyste..."

L’apparition la happe par la main, et l’invite à danser la mazurka sur le reposoir . C’est alors qu’elle bascule dans une maison toute entière tapissée de draps blancs...

"Dormir, virgule,

Souffler doucement

Des cases jumelles,

Ramper à nouveau, gigoter,

Jusqu’à ce que tout ne soit plus

Qu’une seule immensité...

Au lieu de l’abîme

La clairière dans la caféière.

Dormir, virgule,

Ca et là,

Lune bleue

Embuée

Sous la baguette du silence...

Le rêve entre et sort

Et jusqu’aux nuages

Craignent la chute

Vers le sommeil..."

Maintenant entre mordillements de cou, effleurements de peau et déshabillage des yeux, elle va à l’abordage :

" Les îles et une nuits

Me font chavirer,

Je fuis,

Naufragée inlassable,

Hors du clan tentaculaire

Vers la clarté volatile

Des voiles incendiaires...

Mes nerfs à la fleur du large

Bifurquent,

S’évaporent en filigranes

Plus loin encore...

Bleu nuit devient la mer

Aux portes de son repaire

Ancré à la rive gauche du coeur.

La crique n’est plus ce qu’elle était :

La neige reptile teint les dauphins de rose...

Eden ?

De temps à autre

Passe un trapèze

Balayant le silence. "

LUI, cannibale, continue à jouer avec les rimes comme on joue avec les risées pour éviter les déventements.

"Ô Reine, Notre Duc

Sous tes ongles laqués

J’imagine un ciel rouge

Aux parfums de lait de cobra...

Le soleil fait pleuvoir des sceptres sur le fleuve

Et des piranhas aux dents d’eau

Larguent des cerfs-volants sans fin...

“Chantez les très riches heures de l’En-Dehors !”

Crie à la face du levant

Un caméléon qui lisse les ailes du hasard

Planté dans le dédale de ta langue baccarat.”

ELLE, s’est faite terre et coupe le vent, exigeant qu’on l’honore :

"Près de la passerelle d’ivoire :

“Odyssées,

Métamorphoses,

Mues,

Je vous aime !” "

Seule la pluie figurait au nombre des témoins. Du reste, comme pour réaffirmer sa présence, elle redoublait, imperturbable interprète incandescente, à pianoter ses petites phrases, ses esquisses torrentielles, ses formules magiques, s’efforçant de jouer au mieux son rôle de porte-parole du raccommodeur de destinées. Et ne voilà-t-il pas qu’en plein débat cyclothymique, en pleine conférence poétique, la vagabonde, la sans vergogne susurre en catimini à la reine de haute voltige :

- “Artémia, ma fille, au nom de la lune clémente et miséricordieuse, consentez-vous à prendre pour partenaire Orphélien de Lambi-Lambi, dit Tito-Dandy, ici présent charpentier de marine, entrepreneur de pompes funèbres et photographe selon le rite tridentin des Quatorze Saints Intercesseurs ?”

Artémia ne fit ni une ni deux et répondit tout de go, après sept secondes de mûre réflexion, standing oblige :

- Volontiers avec un grand V. Ton nom est une huile qui s’épanche. Entraîne-moi sur tes pas, courons !

C’est alors que, livrée aux remous fantastiques des émulsions poétiques du chasseur d’images, sa carcasse fragile de bois léger de cocoyer se mit à tournoyer sans retenue de bride et serpentine au vent fertile du sud-est. Et personne pour amortir les embardées du vieil aquilon qui, tout en maintenant sa mitre soigneusement vissée sur le chef, venait comme un mort de faim de lui arracher traine et corset, de perforer la muraille de Chine et réclamait son dû, son droit de garenne, de colombier, de chasse, de pêche et de cuissage ! Et nul besoin ne se fit sentir de borax pour la faire fluidifier, ni de poudre de rubis, de sel d'ammoniaque ou d'alun pour la faire brunir, ni même de poudre de pelure de mangue pour la nettoyer et la faire briller comme un bijou. Repoussée, découpée, ciselée, amatie et entièrement dorée, elle était tout or tout argent, métal en fonte et métal dur qu'il sut enfin rétreindre, souder, ciseler, graver, polir, planer. La messe était dite ! Moctezuma XXIX, le maître du cacao, passait enfin à la vitesse supérieure ! Ce ne furent alors que glissements de terrain, éruptions volcaniques, inondations, tremblements de terre et pluie de feu, lacs de glaise à six heures du matin ! Quelle ne fut la cavalcade, un vrai combat de cerfs-volants avec poudre de verre pilé, jusqu’à ce qu’Artémia en transe se décapsule et s’enflamme comme un carré magique au soleil naissant au-dessus de la mangrove de Saint-Hyacinthe dans une coulée d’air qui fleurait bon le bonheur !