23.9.10

La criée des âmes

L'encanteuse était toute fébrile. L'encan allait débuter. Sur le parvis de l'église Saint-Antoine-des-Plaisirs-Divins et dans les bars environnants l'atmosphère allait bon enfant chacun piquant sa fourchette avec entrain dans la traditionnelle daube de raccoon aux haricots secs ou remontant en verticale du tafia le plus vert au plus musqué.
Pour la criée des âmes de cette année chacun avait donné son écot. La marguillère en charge avait fait sa tournée et récolté aux quatre coins de la contrée fruits, légumes, animaux et autres objets pour aider les âmes des morts à purger leur mauvais temps au Purgatoire. Oui, la grande vente aux enchères alait débuter. Chacun à défaut de catalogue se préparait à saisir à bon prix la bonne affaire. Tel quel, sans garantie. Pas de réclamation après le coup de marteau, ferme et définitif. On jaugeait de la qualité de la bête. Ah ça c'est de la belle croupe, une bonne reproductrice, entendait-on murmurer à propos d'une génisse. Il y avait pèle-mèle deux confessionaux, un seau d'aspersion avec son goupillon, sept bénitiers, deux fonds-baptismaux, un calice, une chaire, un autel
Mais le clou de la cérémonie, je vous le donne en huit, c'était un corbillard , un corbillard blanc pour enfants, complet avec accessoires et garnitures, un peu rassis mais complet avec ses carapaçons pour chevaux, ses galons en argent, ses gants blancs un peu décatis, ses plumets fanés, ses croix, ses larmes et son baldaquin, ses franges et ses glands d'argent sans oublier ses tentures virginales. Dans cet étrange équipage avait jadis figuré comme un trône le sextuple cercueil de Pantaléon, l'Indicible, le Maître Intercesseur en Personne recouvert de son drap mortuaire et dont les cordons se poêle semblaient prier à tout rompre pour trouver un acquéreur. Oui, six cerceuils dans leur sarcophage de porphyre rouge. Du cerceuil en fer blanc au cerceuil en chêne extérieur on passait successivement par le cerceuil en acajou, deux cerceuils en plomb, et un cerceuil en ébène. Le dit véhicule après quelque trois-quarts-de-siècle de bons et loyaux services allait pouvoir faire l'objet d'une retraite méritée et était le don de l'entrepreneur des pompes funèbres qui venait de faire faillite car cela faisait dix ans tout juste que nulle âme innocente n'était décédée et que le vénérable char hippomobile moisissait dans un atelier. Qui allait oser acheter et à quel prix cet équipage. Si encore il y avait eu les chevaux on aurait pu tirer parti de quelque chose, ne serait-ce que de quelques boucauts de viande, mais de ces chevaux-là il n'y avait plus rien à tirer ni au labour ni à fortiori sur le champs de courses. C'étaient de vieux chevaux de retraite donc à quoi bon un achat à perte ? Chacun y allait de sa petite recette. On pourrait l'utiliser pour les mariages mais on ne voyait poindre à l'horizon aucun mariage dans la région. Ah ça l'encanteuse allait avoir bien du fil à retordre pour placer à l'encan ce chariot funéraire qui tenait plus du macchabée ambulant que d'autre chose.
Ce n'était pas rien, commentait l'encanteuse, vêtue pour l'occasion telle une cochère funéraire en redingote et chapeau haut-de-forme, que ce monument historique qui avait effectué des enterrements de toutes classes. 1re classe (180 F) : corbillard emmené par deux chevaux avec couvertures, garnitures de luxe frangées (argent), quatre cordons argentés, quatre pompons avec plumets et lanternes voilées en crêpe. 2e classe (120 F) : corbillard avec deux chevaux sans couverture, garnitures ordinaires avec franges en coton, quatre pompons avec plumets, lanternes sans être voilées. 3e classe (80 F) : corbillard à un cheval sans couverture, garnitures simples avec frange coton, quatre cordons coton, quatre pompons sans plumet, lanternes sans être voilées. 4e classe (30 F) : corbillard à un cheval, sans garniture...sans oublier une kyrielle d'indigents inscrits au bureau de bienfaisance
Quant aux funérailles religieuses elle rappela qu'elles se déroulaient ainsi : 1re classe (messe à 10 h 30 ou 11 h).- autel : candélabres et cierges, grand catafalque et tentures sonneries : la veille, à midi et le soir, et le jour, au matin et avant l'office.

2e classe (messe à 10 h).- autel : candélabres et cierges, grand catafalque et tentures sonneries : la veille, à midi, et le jour, au matin et avant la messe.

3e classe (messe à 9 h).- autel : cierges, petit catafalque sonneries : la veille, à midi, et le jour, avant la messe.
Il ne manquait plus que la mise à prix pour voir si les passions allaient se déchaîner autant qu'elles se déchaînaient pour obtenir un cochon bien gras, dodu et prometteur de bonne ripaille.
L'encanteuse ménageait ses effets.