23.9.12

Le Banquet de Caféière

"Ouaille, ouaille, ouaille ! " s'exclama Cyclone en soulevant avec précaution l'un après l'autre les mille os de son vieux corps endolori. Laminé au lendemain d'une de ces nuits de bagatelle bien arrosée d'écumes et de mélasse distillées dont il était coûtumier. La mangrove puait le tafia, l'excrément et la boue, tous unis dans un même éreintement. Son foie ne tenait plus que par un ventricule, il chercha en vain ses lunettes dans la boue pour mieux respirer par les yeux. Ses reins, quant à eux-mêmes, sainte Vierge de Miséricorde, même après avoir labouré la nuit à coups de houe, trahissaient une petite érection matinale. Il parvint non sans peine à écarquiller un demi-oeil pour se rendre compte de l'endroit où il avait atterri. Il faisait encore nuit noire et toute une meute de lunes semblait rire de son infortune. " Ricanez tout votre soûl, les hyènes, riez tant que vous pouvez, les vautours, riez tant que vous le pouvez encore parce que je vais vous raidir votre rire à jamais, je vais vous l'étrangler en pleine gorge". Il brandit son scalpel à double tranchant au ciel comme pour sonner l'hallali et il les injuria copieusement, traita de tous les noms d'oiseau la mère, la marraine, la grand-mère de la lune, tous les amis, parents et alliés en prirent pour leur grade jusqu'à la huitième génération :
"Arrêtez de me toiser, bande de sacrées salopes !" leur cria-t-il en brandissant son poing serré dégoulinant de rage, leur décochant au passage un crachat pestilentiel. "Retirez vos yeux de mon corps, vieilles commères ! Allez, dégagez, couché, circulez ou je vous romps la dure-mère!". Quelqu'un allait payer, on ne pouvait pas ainsi se moquer impunément, quel que soit le nom du mauvais larron responsable du méfait présent, justice serait faite. Il tenta alors une géographie instinctive du chaos: il n'y avait pièce trace de dulcinée, de Drusilla dans les parages. La question qui le taraudait était: "Mais comment ai-je bien pu atterrir ici?" Il tenta bien de se remémorer les événements de la veille mais ce ne fut qu'un champ de cannes béant qui se présenta à son esprit et tout au fond de ce champs de cannes interminable que vit-il? je vous le donne en mille: cette saleté de double, Commandant Cafre, son faux jumeau, dégustant à jeun à cheval sur sa monture Incitatus un petit calice qui ne pouvait guère contenir que tafia, petite eau ou esprit pour ensuite mordiller un morceau de canne au maximum de sa fruité !
"Messieurs, messieurs, messieurs, quelle malpropreté !" fit-il en hochant la tête et en se triturant la barbe blanche naissante sur le menton. Au plus loin que son regard groggy pût porter au clair de lune ce n'était que carnage ! Nuages ? Carnage ! Rivière ? Carnage ! Mangrove ? Carnage ! Champs de canne ? Carnage !
"Mais regardez la curée chaude que le Malpropre a fait !"

C'est alors qu'il tenta de reprendre ses esprits, raisonner, voilà ce qu'il convenait de faire. Il fallait tout d'abord se débarrasser des écuries de marbre et des mangeoires d'ivoire où se repaissait cette Ombre. Pour tenter de dégriser rapidement il entreprit de faire une révision mentale de tout ce qu'il savait sur l'ordre des Ombres.
"L'ordre des Ombres, se récita-t-il à lui-même d'une voix pâteuse et monocorde, est constitué outre en espèces et sous-espèces, genres et sous genres, Extravagants, Ecorchés, Bohêmes et Fous. L'Ordre des Ombres siège dans le foie des Cyclones, ils ne sont pas circoncis dans le cas des Ombres mâles ni excisées dans le cas des Ombres femelles, ce qui est source d'instabilité dans le système car les Ombres n'en font qu'à leur tête, un jour devant l'oeil du cyclone, la minute d'après derrière sa queue, les Ombres sont infidèles par nature, libertines et incontrôlables plus rapides que la sagaie de Chacha elles savent profiter de la moindre petite heure de bagatelle que s'accordent les cyclones pour commettre leurs méfaits derrière leur dos." Cette récitation acheva de le déraidir, il se dressa sur ses pattes, et la mangrove entendit le craquement saumâtre et stagnant des os de ses genoux. Cyclone reprenait du service. Cyclone émit alors en direction de la lune ce qu'il lui avait promis : un flot d'haleines pestilentielles qui obligèrent la commère à plier bagage et à aller grimacer de l'autre côté de l'Entre-Deux-Morts. C'est ainsi que Cyclone conçut un stratagème pour ôter tout pouvoir de nuisance à jamais à son Ombre, Commandant Cafre, Auguste Jules César Germain a.k.a. Calligula, qu'il jugeait par trop envahissante.
Comme on ne peut lutter contre son Ombre à armes égales, il fallut bien se procurer quelques médecines, quelques envoûtements capables sinon de tuer - car les Ombres sont immortelles, et quand bien même vous vous désincarneriez, elles vous survivraient encore le temps de quinze réincarnations - mais au moins d'amadouer, d'apprivoiser ces damoiseaux-damoiselles, de leur cuisiner quelques plats bien assaisonnés à leur goût tout en leur administrant quelques tafias bien préparés, quelques huiles de massages bien dosées pour qu'elles aient toujours envie de s'attacher à vos basques. Bref, il fallait le séduire et pour ce faire, Cyclone convoqua son demi-frère-cousin jumeau pour ce qu'on devait appeler bien plus tard le traité de Caféière mais que d'autres appellent encore le Banquet de Caféière.
D'abord ce fut toute une histoire, une épopée pour retrouver les traces du malotru, qui errait entre deux eaux dans un caniveau. Et il ne consentit à se rendre aux injonctions pressantes de son congènaire qu'après promesse écrite en bonne et due forme, envoyée avant zéro heure, le cachet de la poste faisant foi. Les mots restent, les paroles s'envolent, répétait -il sans cesse. Il fallut lui promettre un menu de nabab pour qu'il daignât se présenter à la conférence Inter Îles des Ombres et Cyclones, car il se refusait à faire un traité en sourdine, tout traité selon le Code des Ombres s'appliquant immédiatement à tous les membres des Ombres. Il fallut donc inviter vingt-neuf délégations d'Ombres alliées et associées conduites par des personnalités aussi prestigieuses que Commandant Cafre, bien évidemment, à tout Seigneur tout honneur, mais aussi Dérébénale des Iles, Sonson Pierre-Gilles, Petit Bois d'Homme, Polisson Frontière, Chacha et j'en passe. Bref toute l'Ombrité, l'Ombrage et l'Ombrerie de l'archipel était réunie pour apaiser les tensions avec les Cyclones qui eux aussi s'étaient déplacé à 29 bien résolus à participer à un règlement pacifique de ces désagréments permanents qui finissaient par leur pourrir la vie. Le conflit devait cesser sur le champ, entendait-on fuser de toutes parts du côté des Cyclones. Cette situation ne pouvait plus durer. L'un suggérait d'employer la manière forte, l'autre d'utiliser la ruse, un autre le venin, un autre la sorcellerie, un autre encore la religion pour remettre sous le joug les Ombres indélicates. De leur côté, les Ombres n'étaient pas en reste allant jusqu'à prôner une indépendance pure et simple, unilatérale, d'autres proposant une autonomie et allant jusqu'à envisager une participation active au gouvernement des Cyclones. On créa ainsi des commissions mixtes pour aplanir les difficultés. Celle qui reçut le plus de volontaires fut la commission alimentation. C'est à eux que revenait la charge d'organiser le banquet qui devait précéder la Conférence et aboutir à la signature du Traité de Caféière. Pour se prononcer de manière plus sereine la dite commission organisa un banquet pour s'éclaircir les idées et les papilles, il fallait pouvoir juger sur pièces, car Cyclones comme Ombres ont toujours eu la réputation d'être gros mangeurs. Ah ça oui, Cyclones comme Ombres de Cyclones ont la même caractéristique fondamentale: ils ne sont jamais feignants quand il s'agit de mangeaille, ils ne jouent pas quand il s'agit de se goinfrer. Cyclones, Ombres, farine du même sac, vous dis-je ! Avec des voraces de cet acabit il ne fallait pas donner dans la dentelle. Il fallait du gouleyant, du grasseyant, du sonnant et du trébuchant avant toute chose. Dans ce qu'il convient d'appeler le pré-banquet les Cyclones mirent les petits faitouts dans les grands et tentèrent bien la manoeuvre d'affaiblir par rupture d'interdits et de totem leurs Ombres en leur proposant des plats de haute voltige, des mets mitonnés aux petits piments de la haute gastronomie reliquoise comme l'ouragan glacé vénitienne, la selle d'orage moissonneuse, le nuage à la broche, le fonds d'alizé au velouté. On conçut encore expressément pour ces messieurs-dames les consuls plénipotentiaires les délices exquis d'une gentille mazarine de vents devant, de petits courants d'air variés, et de plateaux de brise. Comme boisson, là encore, on ne lésina pas sur les moyens puisqu'on fit venir du Caveau de la Présidence de la République des Iles Unies Michel Cabaret, dit Mimilo, le maître sommelier pour certains, pharmacien apothicaire pour les plus Justes et maître sorcier pour la plupart, qui préconisa Graves et Médoc en carafe, Volnay et Sauternes en bouteilles,Théophile Roederer frappé et autres liqueurs. Ce dernier imagina même de faire venir à grands frais de Macondo l'orchestre symphonique pour qu'il puisse pendant le banquet charmer les oreilles des participants avec Samson et Dalila de Camille Saint Saens et le ballet de Copélia de Léo Delibes. Mais du côté des Ombres on ne l'entendait pas de cette oreille. Des breuvages exotiques d'importation suspecte susceptibles de vous mettre les membres en lambeaux, de vous faire perdre vos entrailles, de faire de vous au bout d'une seule gorgette des aveugles et des paralysés ? Ce fut un tollé mémorable: tous exigeaient, tous, sans aucune exception, le tafia à la richesse centésimale de 70 degrés à volonté pour arroser leurs agapes. Du pur clairin, sans réduit. Pas de ces faux tafias trempés, frelatés, noyés à l'eau de source ou aromatisés de morceaux d'écorces, de sirop, de feuillages ou de fruits et d'épices provenant de guildiveries suspectes car il n'y avait dans leur rang ni impuissants ni femmes enceintes ...Ils n'iraient en outre à cette conférence qu'à la condition sine qua non que figure au menu du banquet leur plat totémique, le Dja, fait de haricots blancs accommodés de riz blanc, saucisses, tripes et cachalot salé. Il fallait en outre garantir la présence sur la table de salade tomates et concombre, sauce chien et farine de manioc. Et s'il fallait à tout prix un ballet, que ce soit un ballet pyrotechnique de tambours, comme feu d'artifice à la signature du traité...