4.8.11

Le Jardin des Simples de Mademoiselle Pepita


La Veuve Guimbo était cuisinière, mais pas n'importe quelle cuisinière, monsieur. Non, non, non! Avant la mort de son mari ce n'étaient guère que trois mètres sur quatre de carreaux de légumes et autres racines gourmandes qu'elle prélevait au gré de ses besoins et de ses envies. Un brin de persil par ci, une tige de citronnelle par là pour agrémenter les plats qui mijotaient dans la cuisine. Du temps de sa jeunesse seules comptaient dans le potager les plantes condimentaires: elle y avait planté ainsi de l'ail, des oignons, du persil, de la ciboule, de la ciboulette, du cerfeuil, de la vanille, de la girofle, du céleri, de la coriandre, de l'échalote, du cumin, de la moutarde, de l'origan, du piment café, du gingembre, du bois d'inde, de la noix muscade, du romarin, du safran, du serpolet, du thym et de la sauge. Car il est vrai que Pépita Sandragon, même si elle était loin d'être une maîtresse de maison accomplie, avait le don, hérité d'une kyrielle de vieilles grands-mères et arrière-grands-mères aux origines abracadabrantes, de marier entre eux feuilles, bourgeons, fleurs et racines, et ses sauces étaient comme des bouffées délicieuses de Paris qui par effluves venaient caresser le museau des passants de son quartier.
Ce n'est pas sans raison qu'on l'appelait jadis la femme-prototype, la femelle-aromate non pas de Kalakata, car l'appellation était désormais réservée à Flore de Sainte Rita, mais à l'Ile de l'Epée où se trouvait son domaine. Il y eut bien des moments où, découragée par les coups de boutoir d'un cyclone ou d'un soleil trop chaud, elle abandonnait le jardin à son sort, oh cela durait, quoi, deux mois, trois mois, une semaine, un Carême tout au plus quand il fallait arroser matin et soir, mais dès l'hivernage et ses pluies abondantes, elle se réveillait un beau matin tiraillée par des envies de rangement, de nettoyage de printemps et commençait à remettre le jardin en ordre de combat. Il fallait bien sûr retirer les mauvaises herbes, les brûler, bêcher, sarcler, labourer, biner les parcelles de terre du jardin.
Quand elle le parcourut pour la première fois à quatre pattes sous le regard de sa mère, Antonieta Wanda Sandragon, Maman Bise, qui veillait à ce qu'elle n'avale pas la terre, à l'âge de la mamelle, ce n'était alors guère plus qu'un jardinet de poupée, flanqué derrière le cabaret Le Ballet des Fleurs, qu'elle appelait pieusement presque en chuchotant pour on ne sait quelques obscures raisons l'Infirmerie. Mais Wanda Sandragon, propriétaire du Ballet des Fleurs, en digne commerçante et infirmière avisée, entreprit au fil des années et des acquisitions successives d'en faire un domaine qu'elle baptisa en l'honneur de sa fille de Jardin des Simples de mademoiselle Pepita . C'était alors un potager tiré au cordeau avec ses carreaux impeccables, un potager qui était un vrai miroir de propreté. Maman Wanda avait divisé l'enclos en neuf parterres. Il y avait le parterre des plantes aromatiques, le parterre des plantes condimentaires, celui des plantes magiques, celui des plantes médicinales, celui des plantes tinctoriales, celui des plantes consacrées à Marie, chacun de ces parterres contenant neuf carrés. Et au milieu de ces parcelles dans cet enclos de vingt ares, une serre pour les semis et les repiquages. Elle avait organisé enfin chacun des quatre-vingt-un carrés en fonction de l'usage final de chaque plante. Par exemple dans le parterre des plantes médicinales on trouvait un carré pour les fièvres et les refroidissements, un autre pour les maladies des femmes, un autre pour les maux de ventre, un autre encore pour l'hypertension et ainsi de suite ... dans ce jardin il y avait toujours un remède pour chacune des afflictions censées toucher la plupart des hommes et des femmes de la goutte aux hémorroïdes en passant par toutes les qualités de traumatismes susceptibles et imaginables. Dans le parterre des plantes condimentaires, il y avait le carré des desserts et celui des fruits de mer et crustacés, il y avait le carré des viandes blanches et celui des viandes rouges. C'était une organisation si poussée que même l'abbesse Hildegarde n'y aurait pas retrouvé son latin.. Tant et si bien qu'avant même que sa fille Pépita n'atteignît l'âge de seize ans le jardin de Wanda Sandragon était digne des plus grandes abbayes médiévales et même les étoiles quand elles flottaient au-dessus paraissaient toutes ébaubies devant le jardin  de la belle sauterelle.
Mais devant ce jardin à la française, devant cet ordre intemporel et cette sainteté parfaite la jeune Sandragon qui ne manquait pourtant pas d'appoint fut prise d'un ennui phénoménal: elle qui ne rêvait que de vertige se retrouvait propriétaire d'un cimetière semblait-il, un verger agencé en forme de croix. Elle entreprit donc d'agrémenter ce viridiarium tropical en y plantant des fleurs. Pourquoi ne pas joindre l'utile à l'agréable? Jouxtant cet enclos où il n'avait poussé jadis que des plantes condimentaires, des plantes médicinales, terrestres, aquatiques et hygrofiles, elle résolut de faire sinon un véritable jardin à l'anglaise, comme le lui proposaient certaines âmes charitables, mais un jardin à la mode des Reliques, tout simplement. Il fallut tout redessiner mais par petites touches, sans chamboulement, à partir d'une architecture secrète que seule elle pouvait maîtriser. Comme un peintre devant son canevas, elle brodait les pleins et les déliés d'une écriture cursive de graines et de racines, de tiges et d'écorces. Les sommités des fleurs et les boutons floraux devenaient des prolongements de son âme. En un hivernage son jardin devint méconnaissable. Les fleurs d'igname rivalisaient en beauté avec les fleurs de corossol et celles des arbres à pain. La feuille de cachiman coeur de boeuf  rivalisait de beauté avec la feuille de crête coq d'Inde. Parfums de feuilles et fleurs d'avocatier, effluves de manguiers et de pruniers d'Espagne se fondaient dans ceux des pommes-lianes et des racines de pourpier  bord de mer.  Mais sa fierté, sa signature, ce n'étaient ni les calebassiers ni les tamariniers royaux contre la constipation, ni les papayers mâles aux fleurs miraculeuses, ni les quénettiers dévoreurs d'eczéma, c'étaient ses cognassiers, les seuls et uniques exemplaires de tout l'archipel, protégés comme des trésors incas, avec chiens de garde et pièges de tout acabit capables de décourager chez n'importe quel garnement, chez  n'importe quel verrat, la moindre tentative de prélever un bout de branche capable de ressusciter ailleurs l'arbre prunelle de ses yeux. On venait des quatre coins de l'archipel pour goûter à sa confiture de coing délicatement parfumée et pour admirer, à distance comme il se doit, le galbe de ses arbres merveilleux que plus d'une lui jalousait.