13.5.10

La basse-cour de l'Ecclésiaste

Ah l'épouse légitime de l'Ecclésiaste ! L'unique et seule éleveuse de coqs de l'archipel ! Eleveuse de coqs ! Certains allaient jusqu'à dire souteneuse de coqs. La vérité exige néanmoins une correction orthographique; je dirais donc souteneuse, couveuse, soutireuse, éleveuse, entraîneuse d'un coq. Une relation qui paraissait à tout un chacun si malsaine, si diabolique qu'on ne connaissait depuis belle et vieille lurette la supposée coquine que sous le vocable de l'épouse légitime de l'Ecclésiaste. L'un ne se déplaçait pas sans l'autre et selon toute vraisemblance ils faisaient tous deux couche commune puisque la vieille chaperonne elle-même vendait ses oeufs ainsi: "Les bons oeufs des maîtresses de l'Ecclésiaste, les bons oeufs de mon mari, bien frais, bien appétissants !!!"
Et il est vrai que les oeufs des poules de l'épouse légitime de l'Ecclésiaste avaient une saveur, un éclat particulier. Leur jaune resplendissait entre le vert des pâturages et le bleu de l'océan, leur coquille était d'un noir de robe cendrée de veuve, le blanc de l'albumine était de la couleur de l'ambre. Suite à on ne sait quel pacte, les oeufs étaient enrobés dans la paille et la chaux, salés, parfumés au café ou au thé, ensevelis sous terre pendant trois bons mois, déterrés, et alors ils devenaient les oeufs de l'Ecclésiaste, à nul autre pareils. D'aucuns experts nommaient ces oeufs oeufs de Cent ans, voire de mille ans. D'autres murmuraient plutôt oeufs de Satan ! Il advint même qu'on les appela les cent oeufs de Serpent de l'Ecclésiaste !
En effet l'épouse de l'Ecclésiaste avait la manie de compter ses oeufs un par un et ne partait sur le marché que quand elle avait récolté ses cent oeufs, ce qui se produisait tous les jours indéfectiblement avant les 8 heures du matin. Or ce jour-là elle n'en décompta que quatre-vingt-treize. Sept manquaient donc à l'appel. Il fallut trouver le coupable. Ce fut branlebas de combat dans la basse-cour de l'Ecclésiaste mais que nenni ! Pas de trace des 7 oeufs de cent ans qui s'étaient fait la belle. C'est alors que poussant ces investigations jusque dans les buissons aux alentours elle vit un serpent en train de faire sa toilette ou sa digestion. L'intrus avait eu l'audace de gober ses protégés un à un et ceci sans en écraser la coquille qui il est vrai couverte de paille et de chaux avait pu résister à l'assaut gourmand du python. Il faut dire que ces oeufs étaient irrésistibles avec cette robe d'un or sombre, ambré. Le nez était très intense, avec beaucoup de tabac, mais aussi des raisins de bord de mer et des fruits blancs, de canne à sucre et d'hydromel. La bouche était vraiment surprenante, très sucrée, mais avec tout de même de l'acidité.
Mais au diable l'oenologie, il ne s'agissait que d'oeufs de poule, quand bien même fussent-ils ceux d'un connétable de poulailler, pas de flacons précieux de Veuve Clicquot !
Elle se saisit de sa machette et d'un coup de lame avisé trancha la tête de l'Ostrogoth avant qu'il n'ait pu régurgiter coquille écrasée et sucer la substantifique moelle...Deux coups de lame après et elle avait récupéré ses oeufs de cent ans pas pour le moins troublés par l'aventure...
Malgré les racontars, les médisances, avant même d'arriver sur le marché l'épouse légitime de l'Ecclésiaste avait normalement vendu ses oeufs de tous les délices à la populace.
Quelle affabulatrice, quelle fanfaronne, disaient les envieux !
Elle racontait ainsi à qui voulait bien l'entendre et prendre son mal caduc en sainte patience les aventures de ses oeufs de poule: Tenez-vous bien. La pauvre créature, une vieille demoiselle sur le retour, possédait en tout et pour tout ses septante et quelques douze pintades d'origine douteuse plus désincarnées que le Christ sur la Croix mais qu'elle couvait comme des rejetons de haut pédigree. Tout juste laissait-elle un vieux coq de combat brinquebalant jeter sa vieille gourme comme un apache dans les entrailles de ses protégées car sans gourme solide et liquide pas d'oeufs à vendre à la douzaine, vous comprenez....Les septante et quelques douze pintades de l'épouse légitime de l'Ecclésiaste, quelle histoire !
Elles portaient toutes un surnom: il y avait la Pure, la Cathare, la Parfaite, la Sainte Nitouche, la Catholique, l'Apostolique, la Romaine, l'Angole, la Pharaonne, la Vice-Reine, la Belle Salope, Reine de Saba, bref une ribambelle de demoiselles de haut lignage toutes servies par leur chevalier-servant, j'ai nommé l'Ecclésiaste, l'ex coq de combat Coq d'Arçons, champion du pitt à la retraite, un hérétique refusant par le biais de pépiements et miaulements à peine audibles le Dernier Sacrement, un infidèle à évangéliser qu'elle avait recueilli vagabondant entre vie et trépas après une défaite mémorable (un vrai massacre, Wilfrid Timothée qui l'abandonna de rage le jour de la défaite cuisante raconta même, avant qu'on ne le retrouve lui même décomposé en pleine mangrove, que le pauvre bougre se retrouva au bout cette empoignade avec en tout et pour tout cinq plumes accrochées encore par on ne sait quel miracle au corps étrangement embaumé) contre Baron-Soie devant une foule ébaubie chez Calvaire Marie-Sainte dans les hauteurs de Station Wolfork.....
Elle l'avait patiemment recousu, dorlotté, massé, remis sur pied, en aurait fait son amant, selon les mauvaises langues, mais toujours est-il que l'ex Général, Connétable et consorts en était ressorti boiteux et avec un oeil éclopé. Il fallut bien se résoudre à rebaptiser l'infirme et au lieu du nom de combat Général qui avait fait sa gloire et elle résolut de le faire entrer dans la carrière ecclésiastique l'affublant bientôt du surnom de Chanoine, puis sans qu'elle y prît garde, de nom doux en nom doux ce fut l'Ecclésiaste qui finit par prendre racine. Parfois dans un accent de colère le cul-de-jatte retrouvait sa gamme, sa toute prestance de Général aux cent vingt-huit quartiers trois-quarts de noblesse, portant le numéro 9 et pesant 17 kilos dans une autre incarnation, et, s'imaginant encore pourvu des ergots légendaires qui avaient fait sa renommée, faisait le coq de combat devant les poulettes. Un vrai paon ! Eclopé, mais un vrai paon ! Notre dit Ecclésiaste pavanait en long et en large du haut de sa soutane, de son rochet et de son camail dans une basse-cour qu'il avait transformée en choeur de l'église de son monastère. Et pour ensemencer les demoiselles de sa bénédiction, il n'y avait pas meilleur ensemenceur, il peuplait comme les rats d'Inde ! L'Ecclésiaste semait à tout vent sa semence à ses ouailles ! Sans flambeaux ni cierges, sans messe basse ni messe haute de requiem le corps présent, avant son inhumation, sans choristes, porte-croix, thuriféraires, bedeau, suisses, sonneurs et fossoyeurs, sans spectateurs sans aficionados qui avaient incontinent après la sanglante et retentissante défaite déserté sa chapelle.